AHWK – Les amis du Hartmannswillerkopf

UNE VISITE A L’HARTMANN EN 1917

UNE VISITE A L’HARTMANN EN 1917

Mardi 7 Août 1917

Je monte à l’Hartmannswillerkopf avec le Lieutenant Colonel Garcin qui commande le groupe des Chasseurs de la 56ème Division. Il commandait le 158ème Régiment d’Infanterie devant le Fort de Vaux au mois de Mars 1916. C’est là que je fis sa connaissance, un mauvais matin, au moment de quitter la Grande Carrière, qui lui servait de poste de commandement, pour aller au Fort. Au Camp de Turenne, où nous laissons l’automobile, le Commandant Montalègre, qui commande le 49ème Bataillon de Chasseurs à pied, nous attend. Lui, c’est à Douaumons que je l’ai rencontré. Toute l’armée a passé à Verdun, et de ces rencontres mémorables sont nées de belles amitiés.
Montalègre nous présente à son Aumônier, le P. Dhalluin, un tout petit père jésuite de 65 ans, si menu et si maigre qu’il ne pèse, assure t’on, que 30 kilos : quand il est trop fatigué, la légende raconte que son ordonnance le prend sous le bras et le porte un bout de chemin. En revanche, il porte, lui, toutes les souffrances et les misères de ses Chasseurs. Il nous montre sa chapelle et son cimetière et nous souhaite bon voyage.

Bon voyage : je crois bien, nous sommes dans la forêt et dans la montagne. Je respire un air balsamique, comme si j’étais dans mon pays de Savoie. Cependant, nous quittons la région des grands bois touffus, maintenant les sapins s’éclaircissent. Puis ce sont des sapins ébranchés, blancs comme des piquets, nus. La bataille les a dépouillés. Et voici, devant nous, le sommet de l’Hartmann, chaotique et dénudé, tantôt creusé d’entonnoirs, et tantôt convulsé, couvert de souches dressées en l’air, de débris d’arbres tendant leurs moignons comme des mendiants implorant la pitié. Le sol si bouleversé qu’un cimetière même : le cimetière du 152ème a été retourné. Mais la nature s’acharne à recouvrir ce paysage de mort : elle lutte avec les trous d’obus et les amas de décombres, elle y fait pousser l’herbe et des fleurs, de petits œillets sauvages et d’autres fleurs roses dont je ne sais pas le nom.

Nous dépassons la ligne de résistance à contre-pente et nous gagnions la première ligne qui est sur le sommet. Nous tenons tout juste ce sommet. Les Boches sont à 10 ou 15 mètres de notre dernier poste, celui que nous allons visiter. Une fois dedans, j’inspecte avec une jumelle le créneau d’en face. S’il y avait un œil aux aguets, je le verrais. Ainsi est-on demeuré face à face sur l’Hartmann tant disputé. Hier, sur le terrain neutre qui sépare les deux postes d’écoute, s’est livré un combat singulier. Un des nôtres et un Boche sont sortis comme des guerriers antiques après s’être provoqués et se sont battus corps à corps. Leurs camarades suivaient les phases de la lutte, ne pouvant tirer, car tantôt l’un et tantôt l’autre était dessus, et d’ailleurs ce duel en champ clos ne comportait pas d’intervention. Notre champion fût le vainqueur, mais ne fût pas assez fort pour ramener son adversaire prisonnier. L’allemand battu pu regagner ses lignes. Aujourd’hui tout est calme. Un profond silence nous entoure.

    De l’Hartmann nous allons à l’observatoire du Molkenrain, dont la vue est plus étendue :

  • Quand le temps est très clair, me dit-on, le spectacle est prodigieux. On distingue toute la plaine alsacienne, de Bâle à Strasbourg.
  • Strasbourg ? On voit Strasbourg ?
  • Mais oui.
  • Je veux voir Strasbourg.

Du Molkenrain, cependant, c’est l’Hartmann qu’on regarde tout d’abord. Dans le moutonnement des Vosges aux belles formes arrondies recouvertes de forêts ou de pâturages, seul il rappelle la guerre. Dans cet océan de verdure aux grandes vagues régulières que font les chaînes et les vallées d’Alsace, il est seul à garder sa blessure saignante. La paix s’étend autour de nous à l’infini, à peine troublée de temps à autre par une détonation. Sans l’Hartmann, on oublierait l’effroyable lutte pour l’Alsace et pour la liberté du monde. Sans l’Hartmann, on se prendrait ici au rêve bucolique. Mais l’Hartmann fait dans le paysage de vert velours une tache claire, pareille à un cimetière blanc dans les prés. Et l’on se souvient des durs combats de 1915.
Je me détourne enfin de l’Hartmann pour fixer la plaine alsacienne. On ne m’a pas trompé : voici Mulhouse, si proche, et voici Bâle, et le Rhin dont le cours étincelle au soleil. Sur le fleuve, on peut compter les bateaux. Mais le temps se brouille, l’horizon s’embrume. En vain, ramenant les jumelles de précision plus au Nord, cherchons nous la trop lointaine Strasbourg. Il faut y renoncer pour aujourd’hui, et nous contenter des vallons voisins aux villages épargnés, Jungholtz, Saint-Anna et ses hôtels, l’entrée de Guebwiller.
– Comme cela ressemble peu aux villages de la région de Verdun !
La guerre a épargné ce pays, et l’Hartmann apparaît une anomalie, un cauchemar. Nous redescendons sous la pluie qui brusquement s’est mise à tomber :
– Revenez pour voir Strasbourg, me recommande le colonel.
– Sans doute je reviendrai.

Dimanche 12 Août 1917

Je suis revenu. Une journée chargée et qui est à peine une journée de guerre : la messe sur les pentes de l’Hartmann, un déjeuner dans le poste du Commandant Montalègre, et une nouvelle montée au Molkenrain.
C’est le petit père Dhalluin qui officie au camp Hoche. La chapelle dans le bois est un petit bijou : elle a été construite en 1915 par le 152ème RI , avec des rondins de sapins ; un clocheton en écorce, surmonté d’un coq, achève de lui donner un air engageant. Le père Dhalluin, après l’évangile, se retourne pour adresser quelques mots à son auditoire en l’honneur de la fête du 15 Août. Son auditoire : pour la plupart des soldats des régions envahies, sans nouvelles de leur famille. Il parle de la douleur qui n’épargne personne sur terre, que Dieu même n’épargna pas à sa mère. Cependant il ne faut pas maudire la douleur : elle est le plus sûr moyen de notre perfectionnement intime, elle nous fait réfléchir, ce que nous ne faisons pas dans la joie, elle nous conduit à nous connaître et à nous améliorer, si nous savons l’accepter. La douleur accable les faibles et fortifie les vaillants. Et le bonheur est au bout du chemin qu’elle exige que nous parcourions. L’orateur ne cherche aucun effet d’éloquence. Il parle en toute simplicité, sur un ton de conversation. Mais de sa chétive personne émane un rayonnement de foi et de sacrifice.
Le déjeuner est gai et cordial, excellent par surcroît. Tous ces nomades qui transportent la vie claustrale aux tranchées, s’attachent en hâte à leurs foyers forestiers. Un poste de commandement devient bien vite un cercle d’amis.
Remonté au Molkenrain. Cette fois le soleil éclaire la plaine d’Alsace.
– Suivez-vous le cours du Rhin ?
– Je le suis au sortir de Bâle. Mais je le perds.
– Tournez les jumelles plus à gauche. Attendez : je vous chercherai
Strasbourg. Je ne la trouve pas. Mais si : regardez. On distingue
vaguement la masse de la Cathédrale.
– Je ne vois qu’un scintillement doré.
– Ce n’est pas à votre vue.
A force de chercher, de tourner et de rectifier, il me semble bien que je vois quelque chose. Je préfère renoncer et me contente de regarder longuement, avec tendresse, avec envie, la plaine alsacienne qui s’étend au-delà de Colmar vers le fleuve et que Louis XVI appelait le beau jardin…

Henri Bordeaux

Plon Ed (1919)
Article issu du Bulletin de Liaison numéro 18 des Amis du HWK

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