Thann, vendredi 17 décembre 1915
Ma chérie,
Depuis la fin novembre, je sais qu’à la prochaine attaque notre compagnie sera la première engagée, depuis dix jours je sais qu’une attaque est imminente, qu’elle aura lieu d’ici peu de jours, je sais enfin que ma section, la troisième, est une des deux sections qui doivent sortir les premières des tranchées.
Je ne suis pas bien vieux dans les métiers des armées, j’en sais cependant assez pour connaître les risques auquel je serai exposé. Si je reviens sain et sauf, ou simplement blessé, j’aurai peut-être la joie de te revoir, d’embrasser mes filles, s’il en est autrement, que la volonté de Dieu soit faite. Ce matin je suis allé assister à la messe dans l’église de Thann, j’y est communié et prié pour vous et très calme je te fais mes adieux. Si ma mort est la rançon des années de bonheur que j’ai eu près de toi, je ne me plains pas et ce n’est point payer assez cher toute la joie que je te dois. Je t’aime comme au premier jour de notre mariage, plus encore même.
Promets moi à cause de cela, de ne pas te laisser aller au découragement ; songe à nos petites filles, fais leur une vie aussi douce que possible, n’attriste pas leur souffrance.
Tu leur diras plus tard lorsqu’elles seront grandes que leur papa les aimait beaucoup, beaucoup, presque autant que leur maman.
Fais-en de bonnes chrétiennes, à l’esprit ouvert. Et lorsque viendra le moment de les marier, sépare t’en sans hésiter, si cruelle que la chose puisse être ; mais à condition que toi ou elles aient fait un bon choix. Veille bien à ce moment là, renseigne toi : la mentalité qui règne autour de moi est lamentable, et se sont les enfants de ces hommes qui seront peut-être les prétendants à la main de mes filles.
Tu as autour de toi des exemples de jeunes femmes privées de leur mari qui se sont montrées admirables de courage : imite-les.
Quand la guerre aura pris fin, que des mois se seront écoulés, si tu le désires tu viendras dans ce pays
Non loin de Thann, est un petit village, Wattwiler, à deux kilomètres au Nord- Ouest, se dresse le rocher d’Hirtzstein. Notre objectif est la prise de ce rocher, dont nos tranchées dirigées Nord-Est Sud-Ouest sont distantes de quelques centaines de mètres. Je serai tombé quelque part par là en bon chrétien et en bon soldat.
N’oublie pas qu’auprès de mon père ou de mes frères tu trouveras toujours des conseils sûrs et un appui.
A tes parents tu diras que j’avais pour eux beaucoup d’affection et que je leur suis profondément reconnaissant de nous avoir permis de jouir si pleinement l’un de l’autre. A mes parents tu donneras encore plus de temps et un peu plus d’affection. Se sera pour eux une cruelle épreuve : que Dieu leur conserve Alfred ! Nous nous retrouverons un jour pour ne plus nous quitter : d’y songer diminue mon chagrin et me donne le courage nécessaire.
Il faut nous séparer ; qu’une dernière fois encore je te serre dans mes bras avec mes filles : vous serez ma dernière vision. Adieu, non au revoir. Je vous aime tant !
Paul Jourdan
Le sous-lieutenant Paul Antoine Marie Joseph Jourdan est né le 4 mars 1883, à Aix (Bouches du Rhône). Il fut sous-lieutenant au 27ème BCA ; numéro matricule : 5527 au
Corps, classe 1903, numéro matricule : 1531 au recrutement de Digne.
Il fut tué à l’ennemi le 21/12/1915 au Camp des Dames Hartmannswillerkopf. Le sous-lieutenant Paul Jourdan repose au cimetière de Moosch (Haut-Rhin), tombe n° 333 rang n°5.
Avec l’aimable autorisation de la famille Hava