T.S.F. ET TÉLÉGRAPHIE OPTIQUE À L’HARTMANN
(Extrait du livre « Poste 85″ d’André Boursin)
Au petit jour, la caisse aux panneaux et le poste récepteur, ainsi que le fourniment de Tintec et de Gilbert, ont été chargés sur le dos d’un mulet.
Sac aux épaules, nous traversons le village de Willer, Crapouillot, notre chien en tête, puis un petit pont de bois au-dessus d’un ruisseau agité et nous voilà au pied d’un sentier qui monte au hameau de Goldbach. A partir de là, plus de civils, nous ne croisons que des poilus. Le muletier fait partie du service de ravitaillement et connaît bien le chemin, il a vu Goldbach s’effondrer maison par maison sous les obus ennemis. Il déposera notre matériel à Blanchen où il ne reste plus que trois masures aux toits défoncés.
La montée est facile et, deux heures après, tout notre matériel est devant une entrée de cagna à quelques centaines de mètres au-dessus du Blanchen. Je fais connaissance avec le chef de batterie ; il me fait visiter son arsenal, quatre pièces de 155 long et deux obusiers de 240. Ces monstres reposent dans le fond d’un grand terrassement que recouvre, au ras du sol, un énorme treillis couvert de rafia vert imitant l’herbe et cachant les canons aux yeux des aviateurs allemands. L’ensemble est presque confortable et bien entretenu, on a l’impression de circuler sous une tonnelle de verdure.
J’explique à l’officier notre rôle en tant que T.S.F. :
– En cas de réglage de tir sur un objectif non visible de nos lignes, un avion, muni de la radio, ayant à son bord un observateur d’artillerie sachant manipuler et connaissant le code des panneaux terrestres, quitte sa base et gagne le front. Pendant le trajet du camp de départ aux lignes, il déroule son antenne qui pend obliquement sous la carlingue dans le vide. Un poids fixé au bout empêche cette antenne de flotter horizontalement. Arrivé au-dessus de la batterie, l’observateur envoie quelques signaux pour nous permettre de régler notre récepteur. Puis, il va droit au-dessus des lignes ennemies vers le but à atteindre et manipule : »Tirez ». Nous recevons le signal que nous transmettons par téléphone à la batterie.
Une à une, chaque pièce envoie son obus. L’avion se trouve, à ce moment, au- dessus de l’objectif, l’observateur qui voit les chutes transmet les rectifications de tir à opérer pour chaque pièce afin qu’au prochain coup les obus se resserrent davantage vers le lieu à marmiter. Le pilote revient alors vers nos lignes en faisant un léger biais pour permettre à l’observateur de lire les panneaux qui sont étalés à terre à proximité de notre poste.
Par ces panneaux, suivant la couleur employée et la position que nous leur donnons par rapport aux lignes, nous pouvons faire comprendre, à l’aide d’un code très complet, des quantités de choses, telles que :
- Nous entendons mal
- Réglez votre étincelle
- Manipulez plus lentement
- Avion ennemi en vue
- Attendez quelques minutes
- Tout va bien. Continuez, etc., etc.
Une trentaine de phrases essentielles peuvent n’être ainsi transmises rien qu’avec deux bandes de toile qui n’atteignent pas dix mètres de long.
– Un pilote adroit, terminai-je, un observateur au jugement rapide, une batterie bien entraînée, de bonnes radios et d’agiles hommes panneaux peuvent régler en une demi-heure un tir précis sur le plus dissimulé des objectifs.
– Comme nous avons tout cela, répond aimablement le chef de batterie, j’espère que nous allons faire du bon travail ; il y a quelques petits coins que nous voudrions bien atteindre, les allemands y ont notamment d’importants dépôts de munitions, grâce à la T.S.F. nous allons désormais pouvoir les détruire. Installez-vous dans votre abri, si vous avez besoin de la moindre chose venez me trouver. Je pense que nous ferons un premier réglage dans trois ou quatre jours, le temps de vous acclimater au secteur…
La cagna est toute neuve, des grosses poutres et des rondins de sapin en garnissent le plafond et les côtés. Le sol est en terre battue ; il y a dans le fond, à droite, deux couchettes superposées pleines de paille fraîche, dans le coin à gauche un poêle à charbon de bois avec un tuyau d’évacuation traversant la paroi; en face une tablette, un appareil téléphonique, une lucarne donnant sur le boyau et un banc.
Une dizaine de marches, faites de gros troncs d’arbres, permettent de descendre dans notre gourbi qui se trouve à près de deux mètres sous terre. Plusieurs couches de rondins et de pierres accumulées sur le dessus de l’abri peuvent nous protéger contre des marmites de petit calibre et contre les plus gros éclats des fusants. Le tout est recouvert d’un grillage tissé de refis brun, couleur du sol qui nous entoure. Nous faisons du mimétisme à notre façon. Tant que l’ennemi ne nous aura pas découvert nous pouvons espérer la tranquillité, mais n’oublions pas que nous avons l’Hartmannswillerkopf en face de nous et que nous n’en sommes masqués que par le bois de Freundstein, dont les hauts sapins sont abattus chaque jour petit à petit par l’artillerie. La moindre fumée sortant de notre poste, des panneaux de signalisation enlevés trop tard à l’approche d’un avion ennemi et notre cagna est à la merci du moindre 210.
Les branches d’un grand hêtre s’allongent jusqu’au-dessus de nous et nous dissimulent un peu ; derrière lui, la statue d’une vierge, grandeur naturelle, fait face à la vallée, le terrain qui a été labouré par les obus n’est autour de son socle qu’une fondrière bouleversée ; pas un point du sol n’a été épargné, le tronc du hêtre est criblé de ferraille. Cependant, pas un éclat n’a atteint la vierge, miraculeusement restée intacte dans la fournaise…
Nous recherchons un endroit bien dégagé pour la manoeuvre des panneaux, puis nous montons une grande antenne, celle-ci, partant du hêtre, aboutit au tronçon d’un peuplier qui a reçu, de plein fouet, un obus à mi-hauteur. Notre fil, très mince mais résistant, doit être invisible à deux cents mètres de haut. Le soir même nous avons pu entendre la Tour Eiffel, Nauen et Clifden avec netteté, le récepteur semble parfait ; à minuit nous captons encore la météo de Montreux-Vieux.
Mais la fatigue causée par la montée du matin, l’installation de l’après-midi et l’écoute jusqu’à minuit, eurent bientôt raison de nos sens et nous nous endormîmes profondément dans la paille de nos bas-flancs.
Pour bien connaître la partie du front dont nous aurons à assurer le service T.S.F., nous avons décidé, après le repas de midi (qui fut réussi en tenant compte des faibles moyens dont nous disposions) d’aller au sommet de Freundstein voir fonctionner la télégraphie optique avec l’Hartmannswillerkopf.
L’Hartmann, avec Verdun, a été un des points les plus bouleversés pendant la grande tourmente ; des bataillons entiers ont fondu sur ses pentes, des milliers d’hommes sont restés sur ses flancs sans pouvoir dépasser la crête qui nous aurait rendus maîtres d’une grande partie de la plaine alsacienne vers Mulhouse.
Un mois avant, une division de chasseurs qui était partie à l’assaut de ce dernier retranchement sous un ouragan d’acier, était revenue démembrée, sans chefs. Ce fut un retour lamentable dans les rues de Willer dont les habitants avaient vu monter en lignes ces fiers troupiers et dont il ne restait plus qu’un homme sur dix.
Demi-fous, traînant leur douloureuse lassitude avec ce regard des êtres qui ont vécu les plus horribles carnages de cette gigantesque boucherie, ils défilèrent, sans ordre, comme une troupe en détresse dans le petit village qui les regarda passer en pleurant silencieusement. Aucune parole, aucun sourire n’aurait pu consoler ces hommes qui en avaient trop vu pour s’échapper du cauchemar qu’ils vivaient encore ; leurs yeux étaient trop pleins de la terreur des combats pour qu’on pût effacer de leur rétine l’image des atrocités dont ils furent les témoins.
Pendant ces trois journées de lutte acharnée les communications téléphoniques avaient été constamment coupées par la mitraille qui labourait le sol, pied par pied, sans rien épargner. Il fallait envoyer cinq et six agents de liaison pour qu’un seul passât au travers de cette fournaise. Le moindre message T.S.F. eût été, sinon un facteur de réussite, du moins un moyen d’économiser de nombreuses vies humaines, le seul capable d’assurer avec rapidité la transmission des ordres les plus importants.
Hélas ! nous n’en étions qu’aux premiers essais et, à part quelques postes émetteurs de tranchées installés par nous en Lorraine et qui n’avaient pas encore donné de résultats suivis, notre front de l’Est était à peu près dépourvu, en lignes, de tout système de liaison par radio. Il en était de même chez l’ennemi qui eut toujours six mois de retard sur nous, mais cela n’était pas une consolation.
Après les massacres inutiles de l’Hartmann, on reconnut que le manque de communications rapides était un obstacle à l’ordonnance d’un combat et l’état-major d’armée résolut de doter le secteur d’un système de T.S.F. par optique dont nous allions, mes poilus et moi, constater le bon fonctionnement.
Nous arrivâmes donc au sommet de Freundstein où une énorme tour, taillée dans le granit même de la montagne, abritait un observatoire d’artillerie et le poste d’un télégraphe optique. Cette tour, sorte de donjon monumental naturel, avait un mur d’un seul bloc ayant plusieurs mètres d’épaisseur. Les plus gros obus ne pouvaient entamer un tel fortin. Une porte basse y donnait accès du côté français ; face à l’ennemi, une ouverture horizontale, mince et longue, permettait à trois observateurs (deux artilleurs et un télégraphiste) de surveiller jusqu’au sommet les tranchées de l’Hartmann.
Nous fîmes plus ample connaissance avec les télégraphistes du poste et, comme le jour baissait, nous fîmes rapidement quelques essais de communications avec les premières lignes que nous dominions en partie.
Une sorte de phare électrique, dont la lampe était alimentée par une batterie d’accumulateurs, s’allumait et s’éteignait à volonté dans le fond d’un tube métallique. Ce tube fut dirigé vers le correspondant de l’Hartmann et, à l’aide d’un manipulateur qui ommandait l’éclairage de l’ampoule, l’opérateur envoya quelques signaux qui furent tout de suite captés par le télégraphiste de la tranchée, car celui-ci répondit aussitôt par le même procédé. Les lettres étaient envoyées très lentement, une illumination courte de la lampe correspondait à un point de l’alphabet morse, un éclairement prolongé équivalait à un trait. L’oeil, beaucoup moins rapide à percevoir cet alphabet lumineux que l’oreille à capter un message au son, ne permettait pas un échange accéléré des élégrammes mais comparativement au temps qu’il aurait fallu pour obtenir la même réponse à l’aide d’un homme de liaison, ce système d’intercommunication était cent fois plus rapide que tout porteur et mille fois moins vulnérable.
En cas d’attaque, un officier pouvait ainsi faire transmettre, en peu de temps, un ordre qu’un coureur n’aurait pu remettre au destinataire qu’au bout d’une demi-heure, en tenant compte des difficultés de marche sous la mitraille et en admettant que le messager ne soit ni tué ni blessé en cours de route.
La télégraphie optique avait un avantage sur la T.S.F. : si cette dernière était plus expéditive, elle était par contre facilement repérée par l’ennemi et les télégrammes par radio pouvaient être captés par n’importe quel récepteur allemand ; tandis que le faisceau lumineux d’un télégraphe à lampe, bien dirigé vers son correspondant, ne pouvait être reçu par ce dernier que dans un rayon restreint, sans risquer d’être intercepté par les voisins.
Ce procédé étant appelé à rendre de grands services au cours des attaques, nous convînmes avec les télégraphistes, d’un code et de consignes mutuels dans le cas où nous aurions à communiquer par sans fil de Blanchen à l’Hartmann, le poste optique de Freundstein servant de relais.
Puis nous prîmes le chemin du retour et arrivâmes à notre poste au moment où Ménager apportait un plein bouteillon de thé odorant qui fit dresser le nez à Crapouillot… A cause du sucre…
Bulletin de Liaison des Amis du HWK No 15