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UNE ETRANGE NUIT DE NOËL – 1916

UNE ETRANGE NUIT DE NOËL — 1916

« Bonne route et joyeux Noël ! » Le soldat, que ses camarades de front appellent de toute part le « Courrier », accueille avec un soupir le souhait que lui adresse son chef. C’est la nuit de Noël. Et c’est le troisième Noël que le « Courrier » passe au front. La guerre, toujours la guerre ! Quand pourra-t-il de nouveau fêter Noël avec les siens ? Il se sent le cœur gros, aujourd’hui. Chez lui, là-bas, loin, loin, son épouse doit pleurer en silence ce soir. Et avec elle ses trois enfants. Sale guerre !

Et pourtant, une certaine joie l’anime : il porte sur son dos deux sacs remplis à craquer de lettres, de messages de Noël, de paquets. Il va apporter un peu de joie jusque dans les premières lignes de cette maudite montagne que les uns appellent le H.K., les autres le Vieil Armand. Cela lui donne courage. Il suit, dans la neige devenue molle, la trace qu’il a suivie cent fois. Le temps va changer. Hier encore la neige chantait sous ses bottes. Il voit en pensée tantôt ses camarades réjouis de sa venue, tantôt sa famille réunie autour du sapin de Noël. Le « Qui va là ? » des sentinelles ne l’effraye guère ; il répond machinalement par le mot de passe du jour. Il trotte, il peine.
Le « Courrier » atteint maintenant la crête. Il ne faut surtout pas essayer de la dépasser, car sur le versant opposé guettent les « autres ». Tiens ! Des nuages bas ! Cela ne va pas faciliter la tâche du facteur, surtout en forêt. La piste devient moins visible ; la neige fond ; elle tombe des arbres. De temps en temps le soldat sursaute ; mais c’est seulement ici ou là une branche blessée par les balles ou les éclats d’obus qui craque sous le poids. Il continue, soufflant et suant. La fatigue apparaît. Il aurait envie de s’asseoir, de dormir. Mais les camarades attendent avec impatience leur message de Noël. Il a reçu le sien, lui. Une longue lettre de son épouse, quelques dessins de ses enfants, des friandises. Quelle joie ! Ils doivent entourer bientôt, ce soir, le sapin de Noël ; les enfants le regarderont de leurs yeux brillants, les cadeaux vont les faire sauter de joie et ils ne comprendront pas les larmes de leur maman. Et le « Courrier » revit les joyeux Noëls de son enfance et ceux de sa propre famille. Le voilà loin, loin de cette montagne de la mort. Il n’a guerre le temps de se rendre compte que tout à coup il glisse, tombe et roule comme un tonneau ; il perd son fusil, ses deux sacs le quittent un à un. Quand et où s’arrêtera-t-il ?

Le « Courrier » contemple avec bonheur et chaleur la joie de ses enfants assis en face du sapin de Noël et de la crèche qu’il a construite de ses mains. Le benjamin qui compte ses quatre ans… l’autre, le joufflu, qui aura ses… Mais que se passe-t-il ? 11 se sent soulevé, traîné… Il se réveille soudain. Deux hommes le portent. Ils s’avancent lentement, en silence, trébuchant de temps à autre, puis s’arrêtent devant ce qui pourrait être un gros mur noir. Une porte s’ouvre, un peu de lumière s’évade d’une espèce de chambre ; le « Courrier » se retrouve soudain en face d’un petit sapin chargé de boules reluisantes et éclairé de bougies. Mais horreur ! Il ne comprend pas mot de ce que disent les cinq hommes qui le voient arriver. Le voilà réveillé complètement ! Il tremble. Il se plie à l’évidence : les « autres » l’ont cueilli là-bas, quelque part en forêt. Et la nuit de Noël ! Et ses camarades ? Et sa femme, ses enfants ? Une tristesse désespérée envahit son âme.

Un autre ennemi a trouvé les deux sacs remplis de lettres. « Poste camarades » chuchote le « Courrier ». Le chef des occupants de l’abri semble oublier le sapin de Noël, le vin chaud commence à se refroidir dans les gobelets, les soldats ont interrompu la lecture de leurs lettres arrivées ce même soir. Ils regardent le prisonnier, ils se regardent. C’est curieux ! Ils devraient se réjouir d’avoir attrapé un ennemi ! Et voilà que le chef présente plutôt une mine triste, gênée. Il réfléchit ; il arpente le logis de guerre, s’arrête, regarde le « Courrier » qu’on a étendu sur un paillasson. Un moment c’est le silence total. Le prisonnier tremble. Il ne s’attend à rien de bon. Et pourtant, peut-il lui arriver malheur en cette nuit de Noël ? Quelqu’un n’a-t-il pas promis la paix aux hommes en une nuit de Noël ?

Le chef donne alors quelques ordres à voix basse. Il tâte le gros manteau du prisonnier. « pan-pan » dit-il au « Courrier », traduisant ainsi l’ordre qu’il avait donné de le fouiller. Pas d’armes sur lui ! On lui tire le manteau ; l’un des soldats lui panse quelques petites blessures et le fait s’asseoir ; un autre apporte dans une gamelle une soupe fumante.

L’Aussichtsfelsen en hivers

p>Le prisonnier a mangé la soupe. Un soldat reste auprès de lui. Les autres reprennent place à une table de fortune. Les bougies du sapin brûlent toujours, mais bientôt elles vont se consumer. Le vin a été réchauffé, on continue la lecture des lettres. Le « Courrier » se voit servir un vrai souper de soldat. Il se sent revigoré. Sur un signe du chef on le fait se lever et – est-ce possible ? – se mettre à table pour Le vin est bu, les lettres sont lues. Le chef reste silencieux. Il semble énervé, tourmenté. A un certain moment il donne un ordre. Les deux sacs du « Courrier » sont vidés de leur contenu sur le plancher de l’abri. Le prisonnier voudrait crier d’épouvante. « Poste camarades » ose-t-il chuchoter. Le chef lui fait comprendre d’un geste qu’il veuille bien se rassurer. Puis il regarde une à une les lettres, les cartes postales et les paquets, et les remet soigneusement dans les deux sacs. Le « Courrier » essaye de comprendre… Mais déjà il sent naître en lui une espèce de confiance en ces ennemis tant décriés.

Une heure a passé depuis que les sacs sont là, prêts à partir. Le chef ne parle que très peu, les autres l’imitent. Curieuse équipe ! Soudain il s’habille, prend son fusil, fait signe à un compagnon de l’imiter ; puis il fait aider le prisonnier à remettre son manteau, charge le « Courrier » d’un des sacs, fait signe à son compagnon de prendre l’autre, sort de l’abri, suivi du prisonnier, puis du soldat. La porte se referme sur les trois voyageurs nocturnes.
Il est près de minuit lorsque le « Courrier » atteint enfin le but qu’il s’était proposé lorsqu’il quitta son chef là-bas dans la vallée. Ici aussi c’est Noël, mais le sapin ne serait illuminé qu’à l’arrivée du « Courrier ». Ce dernier n’a pas achevé de pénétrer dans l’abri que déjà les bougies s’allument ; on le soulage des deux sacs bourrés de lettres ; l’énervement s’empare des dix ou douze hommes rassemblés. Le « Courrier » s’affaisse sur un paillasson ; il ne dit mot ; on s’affaire autour de lui, on le harcèle de questions. Il ne répond pas. Les soldats se rendent compte qu’il pleure.

Vers une heure du matin, dans la nuit de Noël de l’an 1916, quelque part dans un abri de soldats de la montagne de la mort que les uns appellent Vieil Armand et les autres H.K., une dizaine de soldats sont émus jusqu’aux larmes quand ils apprennent l’aventure de leur camarade. « Le Courrier ». C’est la plus belle nuit de Noël que j’ai jamais vécue, ajoute-t-il avant de s’endormir profondément sur un paillasson humide.

Positions française en hivers

« Au diable la guerre et tous ceux qui l’ont voulue » murmure un autre ; « tiens ! C’est pas nous petites gens qui avons voulu ce carnage ! » Les dix ou douze ne pouvaient pas savoir que, sur l’autre versant, deux « ennemis » s’en retournaient dans leur abri où les attendaient leurs compagnons, et que le chef ne leur adressa qu’une seule phrase : « Camarades, j’ai fait et fait faire la seule chose qu’il était permis de faire en cette nuit de Noël. Ne me posez pas de questions, n’en parlez à personne. C’est la plus belle nuit de Noël que j’ai jamais vécue ! » – « Que nous avons vécue, chef ! » ajoutèrent les autres.

Ami lecteur, tu me demandes de te préciser la nationalité d’au moins un personnage de ce récit. Je crois que cela est inutile, car de part et d’autre de notre montagne de la mort vivaient, souffraient, espéraient et… aimaient des hommes de la trempe de ceux dont je t’ai raconté l’aventure en la nuit de Noel de l’an 1916.

F. Z.

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