AHWK – Les amis du Hartmannswillerkopf

Soldat Jean Marcerou

La correspondance de Jean Marcerou nous a été aimablement transmise par son arrière-petite-fille, madame Marie-Hélène Hérault, que nous remercions vivement pour ce témoignage.

Cette correspondance a ceci de particulier qu’elle est adressée à son oncle sous forme de compte-rendu mensuel.

L’ensemble de cette correspondance est disponible sous forme de livre:

CORRESPONDANCE DE GUERRE
Jean Marcerou
1914-1918
Lettres à l’Oncle
En vente sur le site www.thebookedition.com
au prix de 15,50 €
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Jean-Baptiste Marcerou

Né le 30 septembre 1878 à Marseille

Décédé le 11 fevrier 1963 à Marseille

Il était tailleur de pierres. Compagnon du devoir. Il a contribué à la réalisation de la fontaine qui se trouve place Castellane à Marseille entre autre.

http://fr.wikipedia.org/wiki/Place_Castellane

Il lisait énormément, d’où, certainement, son style d’écriture.

JM-CNI

 

Saint-Laurent-du-Var

Ce 30 août 1914

Cher Oncle

Comme je te l’ai promis je vais t’écrire une lettre mensuelle pour te donner mes impressions sur les événements formidables auxquels je participe, unité perdue dans l’immense cohue. Te rappelles-tu cette semaine de fièvre qui termina le mois dernier ou le brusque rappel de mon cousin Henri en permission chez moi fut comme un avertissement de ce qui allait s’ensuivre. Je dormis peu pendant cette semaine, écoutant les trains dont l’activité, la nuit, annonçait déjà de grands préparatifs. Maintenant cette fièvre est tombée, on est résigné à ce qui arrive, mais ce à quoi on ne se résigne pas, c’est de savoir les allemands en France et d’apprendre que nos troupes reculent, que les parisiens abandonnent la capitale à la suite du gouvernement. Et pourtant on ne désespère pas je t’assure. Je ne sais quelle confiance nous fait espérer mieux. Nous nous demandons même ce que nous faisons ici.

Parti de Marseille lundi 9 août, au milieu d’un afflux formidable, je ne dirais pas d’un grand enthousiasme, mais comme saisi par une volonté froide un sens absolu de Devoir. (Je t’assure même que l’exubérance méridionale disparaissait devant la gravité de la chose, et que les parisiens qui nous blaguent ont du faire plus de chambard que nous). Arrivé à Nice le soir et inscrit de suite à la caserne Lympia par les soins du Co chasseur actif, nous trouvâmes le lendemain une organisation presque parfaite. J’étais versé à la 4e compagnie du 6e bataillon territorial de chasseurs.

Le 6 j’attends habillé, équipé. Le 7, armé.

Le 8 on faisait l’exercice et le 9 le bataillon montait cantonner à Saint-Laurent-du-Var, à quelques kilomètres de Nice. Ce qui m’a le plus frappé c’est qu’il ne manquait rien, sauf pour une soixantaine d’hommes par compagnie qui n’auraient pas dû au dire des fourriers être là et qui pourtant sont venus des quatre coins de la France et même de l’étranger.

Au 969e de réserve par contre, le vendredi 8, peu étaient habilités et équipés, pourquoi ? Nice a offert pendant cette semaine une impression formidable, quelle cohue mon cher, c’était pire que pour le Carnaval. Rapprochement un peu déplacé mais qui te peint Nice en pleine mobilisation, et toujours il arrive du monde, maintenant encore.

Ici à Saint-Laurent on fait de l’exercice, du service en campagne, des marches. Notre commandant est un vieux routier, l’ancien capitaine adjudant-major que j’avais au 29e bataillon du temps de mon service actif. Notre capitaine M. Marsal F. directeur de la Banque Privée (à ce que l’on dit), ancien officier, il est le vrai modèle du capitaine de compagnie.

Paternel, mais aimant la discipline et la propreté par exemple, prenant soin de nous comme de ses enfants. Tout le monde l’aime et le respecte. Les officiers de ma compagnie de Nice, un de Marseille mais c’est le moins estimé, un ancien sergent dont je ne puis comprendre l’élévation au grade de sous-lieutenant, de ce qu’il est médiocre. Mais c’est égal, tu sais on trouve le temps long, et la paille un peu dure. Il fait très chaud, heureusement que la mer est là tout près et que l’on va se baigner presque tous les soirs. Je suis avec mon ancien camarade Jacques et pas mal d’autres marseillais.

Ne te décourage pas trop, cher Oncle, des mauvaises nouvelles, elles deviendront meilleures tu peux m’en croire. Je t’embrasse.

Ton Jean Marcerou

 

Avignon

Le 30 septembre 1914

Cher Oncle

C’est d’une petite guinguette non loin du Rhône que je t’écris et tu dois certainement te demander ce que je fais ici. Eh bien cher Oncle on est en route pour le front, le moment est venu d’agir à notre tour.

Je ne te dirais pas que c’est avec enthousiasme, non je mentirais, d’autant plus que je pars avec un détachement qui va renforcer le 29e bataillon de chasseurs actif, et cela fait un drôle d’effet de marcher côte à côte avec la jeunesse de 20 ans. C’est encore un expédient de notre état-major, ou plutôt des bureaux. Mais c’est le Devoir et on y va !

Ce mois-ci nous a un peu réconforté et donné confiance dans l’Avenir. Quand je te disais d’espérer, le mois dernier. Tu vois on les a eu. Ils s’en souviendront de la Marne et si je puis être de ceux qui continueront la poussée, et bien je puis te promettre que l’on en mettra. Maintenant je vais te conter ce qui s’est passé chez nous depuis le 1er.

 

Pendant toute la première quinzaine, notre compagnie a assuré la garde du Pont du Var et de la voie ferrée dans la traversée de Saint-Laurent. C’est un point stratégique ? Très important paraît-il. Mais tu sais nous ne ressemblons pas aux malheureux G.V.C. que nous avons relevés. Nous sommes bien habillés, bien équipés, et en plus bien astiqués, tout comme dans l’active notre capitaine y tient, et comme il est bon, on le satisfait de notre mieux. Le dimanche 13 j’ai eu la visite de Paul Barreau mon beau-frère, du 363e qui devait partir le lendemain pour le front avec son régiment. Il part très résolu, tout nouveau marié qu’il soit.

Mais le lundi 14, branle-bas. Le capitaine nous rassemble, et tout en commentant la Victoire de la Marne nous annonce que l’on va partir se battre mais qu’il faudra former plusieurs détachements selon les classes.

Tout le monde voudrait partir avec lui mais cela ne se peut et on forme des groupes. Je fais partie du 1er détachement et dois me rendre au 27e chasseur à Villefranche. C’est mon bataillon d’active. J’arrive donc à Villefranche le 17, on nous cantonne, et le 18 on est désignés pour partir au 67e bataillon de réserve. Il y a là de nombreux amis. J. Amiel, François, etc. Mais va te fiche au dernier moment on me refuse, une erreur de nom, je réclame pour partir avec mes amis, j’y tiens, on m’envoie promener, et je demeure tout seul le 19 au matin quand les détachements du 67e et du 64e s’ébranlent pour embarquer à Nice. (Au 64 e il y a l’ami Frelet, André, le sergent. Sa femme est ici depuis quelques jours et pleure quand il est parti toutes les larmes de son corps). J’ai écrit à ma chère Marie et lui conte un peu des blagues pour la rassurer. Donc je suis à Villefranche jusqu’au 28, mais ce jour là, ordre de départ pour le 23 e et effectivement le 29 au matin embarquement à notre tour à Nice. Il y a des blessés qui retournent au front, des hommes du dépôt et des territoriaux dont ton serviteur. Nous sommes passés à Marseille le soir, mais pas moyen de sortir, nous voila à Avignon depuis ce matin avec un mistral qui nous gèle, et départ ce soir à 11 h pour une destination inconnue.

En attendant de te lire, bonne embrassade de ton neveu

Jean Marcerou

 

Dombasle, devant Mont-Fauron

Le 30 octobre 1914

 

 

Cher Oncle

 

C’est de l’Argonne que je t’écris cette fois, et cela va barder.

J’ai bien roulé ce mois-ci, mais ne me suis pas encore battu.

Le 1er du mois nous passions à Lyon après avoir remonté la rive droite du Rhône, ensuite Châlons et Is-sur-Tille. Tout le long du chemin, les femmes et les enfants acclamaient notre train qui comme tous les trains de renfort étaient pavoisés. Dans les gares avant Lyon on nous distribuait du raisin, du vin et même des baisers mais passé Lyon, moins de cris plus de gravité. Nous sommes arrivés dans la nuit à Is-sur-Tille gare de concentration. Que de trains, quelle animation. Tous ces feux qui brillaient dans la nuit, des sentinelles partout, des prisonniers boches dans des wagons.

Nous sommes transis de froid. Des dames nous servent du café chaud et puis en route. Au petit jour nous avons pris la direction Nord-Est, la bonne ? Nous voilà dans la Meuse non loin de Sainte-Menehould en plein dans la zone ou l’on s’est battu voila à peine quelques jours.

Ce n’est que trous d’obus, chevaux crevés, débris de camions, douilles d’obus, ponts et routes que l’on répare. Voilà déjà la vision de la guerre.

Notre train s’arrête, repart s’arrête encore, il faut attendre que le génie ait établi les ponts, ou réparé la voie.

L’artillerie allemande aurait pris la ligne comme route pour ficher le camp, la trace de leur retraite est toute fraiche, ils ont laissé là plus d’un trophée. Pendant un de ces arrêts je suis descendu prendre de l’eau mais voilà que mon train démarre et me laisse tout quinaud. Je saute sur un train de ravitaillement qui suit et à cheval sur une barrique j’arrive à Sainte-Menehould où je rejoins le détachement.

Enfin nous finissons par arriver soi-disant à destination. Destination qui nous était inconnue, car bien des ordres et contre-ordres sont venus en cours de route modifier notre itinéraire. Nous voici à Balincourt à 7 kilomètres de Verdun, il nous faut encore marcher, on est éreintés par ce voyage, le sac est lourd, la route mauvaise, on grogne, le sous-lieutenant M. Delafenêtre du 24e bataillon brandit son revolver et fait ainsi activer la marche (manque de sang-froid). Nous gagnons rapidement Blercourt où se trouve le quartier général du 15e corps. Notre cantonnement est dans les granges, nous nous étendons sur du foin tout humide et nous tombons tous dans un sommeil de plomb, pense après trois nuits passées en chemin de fer dans ces wagons 30 h. 8 Ch sur des bancs de chêne. (J’ai noté dans les gares beaucoup de wagons voyageurs inutilisés, alors que les wagons marchandises font défaut pour le ravitaillement, mais le règlement !).

Le 3 au matin on se réveille tout fourbu, mais il faut se hâter, rassemblement dans un pré, revue par le lieutenant-colonel, sous-chef d’état-major du 15 e CA (M. François). Il nous forme en deux groupes, les jeunes actifs et réserves qui vont rejoindre immédiatement le 24 e BCA et les territoriaux qui doivent demeurer ici.

« Vous aurez la garde du camp et du quartier général, vous ferez des travaux au poste de commandement du général et si vous nous donnez satisfaction nous vous garderons autant que possible, soyez satisfaits de cette décision du général vous verrez plus tard combien vous êtes des favorisés ! ». Voila ce que nous dit ce brave colonel et je crois que c’était le filon ! Et de fait, ce fut notre rôle tout ce mois-ci, nettoyer le fumier dans les rues de Blercourt, prendre la garde aux issues, aller creuser des tranchées en 2 e ligne au dessus de Sivry-la-Perche vers Avocourt et Cumières. Je fus quelques jours agent de liaison au bureau du général. J’ai eu ainsi l’occasion de voir de près le général Espinasse que l’on disait fusillé (À Nice que ne dit-on pas). Je l’avais déjà vu à la revue du 14 juillet sur le Prado, à Marseille et ma foi la guerre lui profite.

Je me suis initié de près aux rouages d’un camp d’armée en campagne. C’est fabuleux les services que comporte un quartier général. J’ai aperçu plusieurs fois le général Sarrail qui commande la 5 e armée, son QG est à Bar-le-Duc, mais il vient souvent aux avant-postes, grâce à lui, ou plutôt à son chauffeur, un vieux sergent, nous sommes ravitaillés en tabac et allumettes, car ici il n’y a rien.

Mais il fait barder ce général, si tu voyais le travail prodigieux qui se fait par ici, tranchées de soutien, réseaux de fil de fer, abris de mitrailleuses, plates-formes d’artillerie, avec abris. Fortification de campagnes les plus étendues. Si on en fait autant du côté de Verdun, je crois pas que les prussiens passent encore une fois.

(Verdun étant un camp retranché ne dépend pas du quartier-général). Un jour j’ai assisté à un combat d’aéroplanes, un des nôtres a tombé un boche, c’était vers Verdun. Nous avons des ballons captifs sphériques, les boches sont en forme de saucisse de forme un peu singulière.

Une autre fois on nous envoie patrouiller dans un bois où l’on nous avait signalé des uhlans, pas plus de uhlans que sur la main, mais c’était notre première chasse et on y en a mis un coup. Cela m’a donné l’occasion de voir Rampon, un village où l’on s’était fort battu et que l’artillerie a a-moitié démoli aidé par le boche incendiaire. (Ci-joint un petit croquis).

C’est pitoyable de voir ces belles fermes avec tous leurs appareils à labour démolis, calcinés. Carcasses de chevaux ou bœufs qui pourrissent, et ces trous d’obus. Quand on ramasse ces débris de fonte et ces scrapnels cela vous fait un peu froid, à la pensée que cela peut vous arriver dessus. Il y a huit jours, le lieutenant qui commande notre groupe et qui est un artilleur nous a conduit à l’emplacement des batteries de 79 et nous a initiés à la manœuvre de ce canon, c’est merveilleux, si à côté de celui-là nous avions des grosses pièces, le boche aurait vite déguerpi, mais nous avons des vieilles pièces de 90 ou 99 je ne sais au juste, elles sont là sur une route, quand elles tirent elles font un bond de toute la largeur de la chaussée, et ces pauvres artilleurs, de ramener leur pièce et pointer à nouveau. Avant qu’ils aient tiré 10 coups nous avons reçu cent marmites boches. Comme artillerie lourde ce qu’ils ont ces bandits !

Je ne terminerais pas ces notes sans te causer un peu du pays. Pour un méridional, la Meuse n’est pas l’idéal, toujours la pluie, et les indigènes ne sont pas affables. Nous sommes logés dans les granges, on n’y voit goutte. On mange toujours debout à la hâte sous la pluie, le soir pas de bougies, les sergents nous les rabiotent ainsi que le sucre et l’eau de vie, de même le café, j’ai rouspété au fourrier, il a un peu menacé, mais nous a pourtant donné un peu plus. J’ai eu pendant 8 jours une diarrhée ! Grâce au chocolat et à la diète que je me suis imposée j’en suis venu à bout. C’est que c’est si sale dans ces patelins, la cuisine est installée entre deux tas de fumier et les mouches font placard sur toutes choses. Pourtant ces jours-ci, ordre a été donné de faire un abri pour la cuisine, mais quand il fut achevé nous sommes partis.

Il n’y a que deux jours que nous sommes à Dombales devant Montfaucon et que nous avons quitté le quartier général du 15 e. Nous avons laissé là quelques amis, notamment les sergents du bureau avec qui je m’étais familiarisé pendant que j’étais planton, le porte fanion du général, c’était bibi qui avait l’honneur de le recevoir le soir à l’arrivée au PC et de planter le fanion à la porte. Les gendarmes ou plutôt la prévôté, ils n’ont pas trop le filon ceux-là ici. Le prévôt, c’est-à-dire le commandant de gendarmerie pète-sec, aussi l’a-t’on baptisé « triple sec » et il est sec, je crois pas qu’il n’a jamais ri de sa vie celui-là.

Et les paysans et paysannes, ce qu’ils nous racontaient ! Quand nous nettoyions le fumier qui se prélassait devant leur porte. C’est qu’ici plus le tas est gros, plus le propriétaire dudit fumier est considéré, c’est un signe de richesse.

Adieu tout cela, à nous les combats, nous allons renforcer les 24e BDC.

Le 28 octobre, nous faisons une attaque vers Montfaucon et le bois des Forges sans succès appréciable. Nous avons perdu beaucoup de monde et depuis hier c’est un défilé de blessés.

À notre tour, c’est pour la France.

Bonne embrassade de ton

Jean Marcerou

 

Ypres

Le 30 novembre 1914

Cher Oncle

Me voici cette fois en Belgique, j’ai fait du chemin depuis la Meuse. Je ne sais si j’en ferai encore autant. Cette guerre qui s’éternise, le Boche est dur, et ce sol Belge qui a pu être agréable, mais qui est sinistre en ce moment. Piétiner dans cette boue liquide qui nous happe peu à peu et semble nous dire « Tu resteras ici, je te dévorerai comme tant d’autres ». On vit dans un charnier et cette canonnade ! Jamais je n’en ai encore autant entendu, et de tous calibres, des milliers de canons semblent vomir à la fois la Mort et la Destruction. Cette pauvre ville d’Ypres qui a dû être si jolie, si intéressante pour l’artiste, comme le Boche l’arrange. Ce sont des 380, des 420 qu’il y fait pleuvoir surtout. Des trous d’obus dont on ose à peine parler de peur d’être taxé d’exagération. Le premier que j’ai vu sur la route principale à l’entrée d’Ypres, tenait toute la largeur de la chaussée, et pour pouvoir circuler on y a mis une charrette et sur la charrette deux tréteaux, avec des madriers par dessus, tu vois cela ?

Mais je ne te dis pas comment de la Meuse je suis ici. Voila mes notes.

1er novembre. Les 130 territoriaux d’escorte du QG du 15 e corps sont versés au 24 e bataillon de chasseurs. Commandant Nicolas.

Le 2. Je fais partie de la 4 e compagnie commandée par le sous-lieutenant Henry, un gamin de 24 ans au plus. Le bataillon a beaucoup écopé aux attaques du bois des Forges le 29 octobre et d’Avocourt le 23 septembre, attaques ou plutôt contre-attaque destinée à arrêter le Boche, et que Sarrail ne ménage pas. Nous rejoignîmes ce bataillon à Brabant-sur-Meuse où le bataillon eut deux jours de repos et puis en route sac au dos. À ces marches et contremarches, avec ce barda, elles me crèveront. Que les « grognards » me donnent leur secret mais je ne sais si jamais je les imiterais. Je revois Dombasle, Rampon, on passe à Souilly, Landrecourt et le 5 à midi, arrêt à Longchamp en Meuse. Nous sommes là en réserve d’armée. Exercices, corvées, toujours la belle vie au grand air et sous l’ondée.

Le 11. Départ en alerte à 7 h du matin sans avoir le temps de boire le jus, j’emporte une gamelle de lait que je lape en marchant ainsi que les copains. Les copains sont presque tous des jeunes, à part le territorial Ginoux qui est de mon escouade. Jeunes corses ou ardéchois des classes 1910 à1913, plutôt sales, je m’en fichiste et qui en ont déjà vu de dures depuis la Lorraine.

Le 11 au soir embarquement à Mussey, destination inconnue, pluie battante et glaciale. On est à 40 dans les wagons 8 Ch. H. 32, sans paille ni banc tout comme des colis PV. Ah, quel supplice de voyager de cette façon.

Le froid qui passe sous le plancher disjoint, impossible de s’allonger, on dort debout ou accroupi, pêle-mêle avec les sacs, les armes, les boules de son et les boîtes de conserve, notre seule nourriture.

Le 12 on voit Paris, sa banlieue, puis Amiens, en direction de Calais vu la nuit.

Le 13 au petit jour Saint-Omer ou nous faisons un peu de café avec l’eau de la machine, histoire de nous réchauffer. Vers 3 h débarquement à Bailleul, frontière Belge, quartier-général anglais (toujours avec la pluie, peu ou prou depuis le 1er octobre je n’ai vu que ça, la pluie).

(On est un peu honteux d’être français quand on voit ces anglais, si bien équipés, bien nourris, et mieux considérés que nous, plus dédaignés que les bestiaux du ravitaillement).

Pendant que nous formons les faisceaux dans la Grand-rue, les jeunes anglais nous entourent, ce sont là des anglais de bonne condition qui ne se sont point battus encore, ils nous offrent de leur fromage, de leurs biscuits, du corned-beef, du thé, cela nous remonte un peu. Dans la ville il n’y a plus rien, les Boches ont tout dévalisé en partant. À quatre heure du soir nous quittons Bailleul et les camarades anglais, et nous voilà sur les routes belges, le milieu pavé de briques et les côtés en fondrières. Note en passant, les soldats belges en bonnet de police avec le flot qui tintinnabule sur le front, et qui entretiennent ces routes avec de la brique concassée. Quelles routes, le milieu pavé est réservé aux convois, et les bas-côtés on s’y enfonce à mi-jambes, c’est terrible de marcher ainsi, la nuit avec le sac, les cartouches, les armes, sous la pluie. La partie pavée n’ayant que la largeur d’une voiture j’ai failli assister à un combat entre un conducteur français et anglais qui se sont rencontrés et dont aucun ne voulait céder le pas à l’autre. L’anglais s’arma d’un revolver, le français alors céda, histoire de toujours !

Après avoir ainsi pataugé, arrivée à Dichbusch, petite ville près d’Ypres où on a cantonné la moitié du bataillon sur les trottoirs, à la pluie et l’autre dans les couloirs. Ma section est logée dans un comble, veinards va ! Faut pas trop bouger car ce ne sont que des lattes et nous risquons de crever les plafonds et tomber sur les pauvres habitants du dessous. On s’endort sous le bruit du canon qui tonne tout à côté et la vapeur de nos habits qui monte au dessus de nous va se condenser sur les ardoises comme nos rêves de Paix qui retournent à la guerre. Je ne me suis pas encore battu avec le Boche, mais je me suis battu contre les éléments, réellement ligués contre nous. Mon pauvre camarade Ginoux, un paysan de Provence est plus transi et démoralisé que ton neveu. J’ai pris une résolution. « Quoi qu’il arrive je veux tenir ! » Je ne veux pas être malade, je ne veux pas me plaindre devant les camarades, surtout les jeunes et je tiens, (sauf dans mes lettres).

Le 14 à 6 h du soir le génie fait sauter le clocher de l’église qui sert de repère aux artilleurs Boches. Ah, cette journée à Dichbusch sous la pluie ! On va boire du café de gland ou d’orge sans sucre à un sou le bol pour se réchauffer. Nous voyons passer des soldats blessés ou des prisonniers Boches qui sont des carapaces de boue. Quand je pense qu’il va falloir faire comme eux ! Dans l’église transformée en chapelle ardente, j’ai vu des soldats morts. Ah quelle vision ! Et ces rescapés belges qui errent dans la ville, femmes, enfants, vieillards fuyant devant l’envahisseur, ne parlant que le flamand.

Le soir à 11 h départ pour les tranchées. On patauge toute la nuit dans la boue, on n’y voit rien, on se perd, se retrouve et on finit par arriver chargés de pieux et de fil de fer en plus du sac qui coupe les épaules devant les restes d’une ferme. D’une tranchée creusée sous une meule de paille surgissent des fantassins, ce sont ceux que nous allons relever.

Nous sommes là une section en réserve, et il nous faut y rester 6 jours, sans bouger, n’en sortir que la nuit pour aller prendre la garde en plein découvert entre deux tranchées où nous fûmes attaqués plusieurs fois.

Le 19. C’est là que j’ai reçu le baptême du feu et entendu siffler les balles aux oreilles. Autour de nous c’est la désolation et la mort, cadavres de soldats, de chevaux, bestiaux de toutes sortes, des récoltes de blé, de tabac, de betteraves qui pourrissent, des bestiaux qui errent à l’aventure souvent blessés, une truie qui veut venir nous trouver dans la tranchée. Le cuistot nous apporte la soupe et le café le soir vers 7 h, du pain, du singe et plus rien jusqu’au lendemain au soir que le tapage infernal de l’artillerie. Au bout de six jours nous allons en première ligne défendre une tranchée, et quelle tranchée, quel bain de pieds, et à 30 m des Boches svp, avec juste un fil de fer sur un piquet en avant de nous comme défense. Nous avons eu dans cette affaire pas trop de pertes, notre sergent-major tué d’une balle en plein front le soir après une attaque Boche. Mais ce que j’ai souffert du froid.

Il a neigé, et rien pour s’abriter, je n’ai même pas de couvre-pieds ni de toile de tente. Si dans le civil on nous avait dit « Vous passerez 12 jours dans un fossé, sans bouger de place avec la pluie et la neige sur le dos, sans jamais rien manger de chaud », j’aurais répondu « J’en mourrai ». Eh bien je n’en suis pas mort. Par exemple, pas mal de jeunes ont eu les pieds gelés. Nous sommes venus au repos à Ypres, dans un hospice et on nous a donné des grandes salles pour nous reposer mais pas de paille, on y a suppléé par le système D bien français ! Et puis on est retourné par là-bas vers le canal. Nous avons reçu des renforts de la classe 14, des gosses bien indisciplinés par exemple et qui se font tuer bien bêtement. Nous avons une compagnie, la 1re complètement anéantie par la faute de son chef qui avait un peu trop bu de gnole et du capitaine de la compagnie de renfort, la 5e, qui s’est débiné dès l’attaque de tranchée. Mais chut, cela il ne faut pas le dire. J’en aurais trop à te conter car les événements se sont suivis, mais je puis te dire que les Boches n’ont pas passé et ne passeront pas.

Affections de ton

Jean Marcerou

 

Tincques près d’Arras

Le 31 décembre 1914

Cher Oncle

Je commence cette lettre aujourd’hui mais je la terminerai l’année prochaine, nous arrivons des tranchées et j’en peux plus surtout que je veux te raconter si cela ne t’ennuie pas, ma part oh combien modeste de ce que l’on appelle la bataille pour Ypres. Je t’ai conté dans ma dernière mon arrivée en Belgique et mon baptême du feu, j’en ai vu d’autres depuis.

J’étais donc monté aux tranchées ou plutôt dans la ligne de feu le 19 novembre. Tranchées de réserves le jour, positions de 1re ligne la nuit, à plat ventre dans la boue, empêchant le Boche de s’infiltrer comme il a essayé plusieurs fois. Ensuite aller occuper une tranchée de 1re ligne complètement isolée, c’est-à-dire ne communiquant avec aucun autre élément, aussi est-il arrivé là une aventure qu’il ne faut raconter, car certes je ne te décrirais pas l’ensemble de la bataille, un pauvre diable de chasseur ne voit que le bout de son fusil, ne sait rien, pas même où il est, et est tout étonné d’apprendre qu’il vient de participer à une bataille alors qu’il ne croit avoir pris part qu’à un modeste combat, et c’était bien le cas.

Donc que je conte. Dans cet élément de tranchée occupée par notre section, les cuisiniers ne pouvaient venir le jour puisque aucun boyau ne nous reliait à l’arrière et que la plaine était continuellement balayée par les balles.

Ils venaient donc la nuit. La cuisine se faisait là-bas derrière des vieux pans de murs que l’obus boche dédaignait et le soir entre 7 et 8 h nos jeunes cuistots nous apportaient un morceau de « barbaque » avec des pommes de terre, malheureusement déjà froide, la boule de pain, quelques morceaux de lard et un bidon de vin pour quatre fort édulcoré et en voilà pour 24 heures. Parfois une lettre, un colis, cela « la lettre » nous réconfortait plus que le « ratoc ». Bref, un soir nos jeunes cuistots se trompent de chemin, passent en dehors de notre élément et fort étonnés de la longueur du chemin arrivent à une bâtisse qu’ils voient éclairée. Fort surpris, ils s’approchent de la fenêtre et que voient-ils, des majors et infirmiers allemands donnant leurs soins à leurs blessés. Ces maladroits avaient par un hasard incroyable passé la ligne Boche et bien en arrière s’étaient échoués sur un poste de secours Boche. En vitesse ils reprirent le chemin du retour et à 5 h du matin ces bougres la retrouvaient notre tranchée après avoir erré toute la nuit, et encore quand ils abordèrent notre position ce ne fut qu’avec appréhension et fort émotionnés de leur aventure. Cela nous valut de la part des anciens la narration de l’aventure à peu près semblable arrivée à un Boche dans la forêt de Parrain, dans la Meuse, qui leur apporta le café et qu’ils firent prisonnier lui et son café. Mais de tout cela il résultait que nous faillîmes ne rien manger de 24 ou 48 heures et que le ratoc était aussi gelé que le sol, c’est-à-dire que personne n’en voulut, on mangeât le lard et on but la vinasse pour tout potage.

Dans cette tranchée nous n’eûmes pas beaucoup à combattre, la bataille fit rage deux jours à notre gauche et ce fut les autres compagnies du bataillon qui supportèrent le choc et ce fut rude, car en dehors des balles, une canon­­nade effroyable sur toute la ligne, et de nos positions jusque Discomde le ciel semblait embrasé. Heureusement qu’à l’artillerie Boche, l’artillerie anglaise probablement plus moderne que la nôtre, ripostait avec acharnement, et dans les attaques nos rapides 75 arrêtaient net l’élan des hordes allemandes. Nous leur devons de fières chandelles à ces jolis canons. Bref, à part deux ou trois morts et quelques pieds gelés que l’on évacuait pas, notre compagnie se retrouvait à deux kilomètres en arrière dans un beau château, amoché pourtant, mais très peu. Il faut y grimper sans lumière autrement c’est pan ! boum ! Aussi comme l’on y voit goutte on se fourre les uns sur les autres, et moi qui croyais pouvoir me réchauffer là je me retrouve au matin dans une chambre frigorifique aux murs tapissés de zinc. Heureusement que nos cuistots ont déniché des petits cochons qu’ils ont occis et préparés avec des fayots. On a pu pour la première fois depuis notre départ de la Meuse manger chaud, c’est le meilleur repas que j’ai encore fait depuis le 1er octobre. Braves petits cochons ! Ensuite départ pour Ypres où nous passons quelques jours et retour de nouveau aux tranchées, le Boche ne voulait pas lâcher le morceau.

Je n’ose pas me plaindre d’être à mon âge obligé de combattre avec des jeunes, car j’ai ici des aînés qui ont fait pire. Au 6e bataillon de chasseurs j’ai trouvé des copains de la classe 92, et nous avons relevé à certains postes des unités faisant partie des divisions territoriales de Bretagne ou tout était territorial depuis le général jusqu’au dernier des fantassins, et ils ont eu dans les attaques autant si ce n’est plus de cran que nous. Mais bon Dieu que font donc ces jeunes hommes que nous avons laissé à Nice et ailleurs conduisant les fourgons, les autres les motos, etc. Nous n’en voyons arriver aucun, à part ces pauvres enfants de la classe 14, pas instruits du métier de soldat, mais plein d’enthousiasme sinon de prudence. Nous en avons reçu de 3 à 4 par escouade car nous avions de grands vides, eh bien nous en avons déjà plus. Que c’est triste la guerre.

Nous sommes retournés aux tranchées au début du mois, partis à la nuit nous avons traversé Ypres à la lueur des incendies car l’allemand ne s’arrête pas, systématiquement un quartier après l’autre reçoit ces obus qui font un bruit de chemin de fer et qui à chaque fois incendient et démolissent un pâté de maisons.

Et ces pauvres gens qu’il faut faire filer en France avec leurs hardes, oubliera-t-on un jour cela ?

Bref nous remontons garder des positions sur le bord du canal d’Ypres, et là pas un moment de répit, l’Ennemi nous attaque constamment. Le 1er soir à la nuit ce fut même très tragique, nous eûmes pas mal de pertes. Je revois toujours un gros garçon, réserviste de la classe 11 tué à mes côtés par une balle dans le cervelet au moment où il se retournait pour me demander des cartouches. Un autre soir c’est moi que l’on envoie sur un abri pour le recouvrir de terre qu’un camarade me faisait passer, et qui suis pris pour cible par les tireurs du roi de Prusse. Une éclaircie au ciel permit à la lune de se montrer et je faisais silhouette là-haut, aussi les balles sifflaient autour de moi tel un essaim d’abeilles. J’aurais bien voulu descendre, mais le sergent Bardeaux de ma section qui commandait la corvée me l’interdit formellement. Le pauvre diable ne l’a pas porté en paradis, il m’a quitté un instant, (lui ne risquait rien il était dans la tranchée) pour aller je ne sais où, voilà qu’au détours d’un boyau qui était pris d’enfilade par le tir ennemi, une balle en plein front l’a étendu, et moi qui avais profité de son départ pour sauter dans la tranchée, trouvant trop bête de se faire tuer pour rien pas même pour la gloire, je n’avais rien que quelques déchirures à ma vareuse et ma patte de ceinturon coupée par une balle. On peut dire qu’ici tout est hasard et que la vie tient à bien peu de chose.

Bref, après avoir repoussé plusieurs attaques, nous fûmes relevés de cette position, ramenés sur Ypres, non sans fatigue, car je me sentais défaillir au retour, et il m’a fallu pourtant porter le sac de mon copain Ginoux qui plus mal en point que moi faillit s’évanouir en route. On retrouva volontiers le fumier qui nous servait de lit dans l’hospice d’Ypres, mais nous ne pûmes rien manger mon camarade et moi de deux jours, en plus j’eus un commencement de gelure aux pieds qui me fît bien souffrir pourtant je me tiens les pieds propres et quand il neige je n’hésite pas à me déchausser et frictionner vigoureusement les pattes.

Enfin le 6 nous avons quitté Ypres à destination de la France. Nous allons d’abord cantonner dans une ferme à 10 km environ. Il pleut plus que jamais, j’ai un rhume qui me gène fort.

Ensuite, le 7 nous repartons. On traverse Poperinge un gros bourg non loin de la frontière et nous nous reposons deux jours dans la ferme d’un bon gros flamand qui nous traite assez bien. Là ce fut le repos complet, à part une revue d’armes on nous a laissé bien tranquilles dans la paille de nos granges.

Dans ces marches j’ai fait une constatation qui m’a été bien pénible. Dans les haltes comme au cantonnement les officiers de l’active ne frayent pas avec les officiers de réserve. Ceux-ci ont leur café, les autres le leur. Les professionnels ont un certain mépris pour la réserve, pourtant au feu, j’ai vu les officiers de complément plus allant que les autres, et même pour nous les simples troupiers, nous sentons comme une méfiance à notre égard, et les citations et les galons ne sont pas pour les vieux. Cela m’importe peu, je fais quand même mon devoir, et dans la tranchée j’ai bien souvent relevé le moral des jeunes, il est vrai que l’on voyait rarement nos officiers. Je ne voudrais pas que tu pris cela du mauvais côté, je me garderai de faire ces réflexions à mes camarades, au contraire, je leur explique souvent qu’il ne faut pas que l’officier s’expose trop, car nous n’aurons jamais trop de chefs et une troupe sans chef ? pourtant il y a la manière, et puis si les nôtres sont ainsi, il y en a beaucoup qui font plus que leur devoir.

Enfin nous continuons notre marche, le 10 décembre nous passons la frontière, c’est sans regrets que nous quittons ces pays plats. La Bataille pour Ypres est terminée, du moins pour nous.

C’est Arras qui nous appelle, on traverse Steenvoorde, on repose trois heures dans un faubourg d’Hazebrouck là dans un hangar à courants d’air trempés comme une soupe nous avons dormi mes camarades et moi comme des brutes. Je me suis réveillé gelé, mais mon rhume m’avait quitté (pourtant je te conseille pas ce remède, il pourrait ne pas toujours réussir).

Au départ on nous a adjoint un convoi de fourgon automobile, où nous allons cela barde et en cas de presse les fourgons doivent nous emporter en vitesse, en attendant nous allons à patte. Le colonel Serret qui commande notre brigade ne veut pas voir des chasseurs se faire porter. Tout au plus quelques sacs ont été mis aux fourgons, mais c’est la pagaille et je préfère garder le mien.

Le 13 nous traversons des pays de charbon, on commence à voir des collines, malgré que les routes grimpent parfois, cela nous va mieux que les marais belges.

Le 14 arrivée à Tincques petite ville à 2 km d’Arras. Là nous cantonnons en alerte c’est-à-dire défense de se déséquiper de se déchausser, etc.

Le 18 au matin à 5 h départ en vitesse, ça barde du côté de Souchez, on fait une vingtaine de kilomètres et on nous porte en arrière du Mont-Saint-Éloi. La route est bardée de grosse artillerie qui tire sans relâche cette fois ce sont des canons français et des beaux. Nous ne savons si nous allons attaquer ou si nous sommes là en soutien. Les hommes de liaison prétendent que nous devons monter à 4 h au soir, mais cela me paraît problématique à cette saison. En effet le soir on retourne à Tincques exténués car cela nous fait dans les 40 kilomètres.

Le 20 revue par le colonel.

Le 21 je reçois 17 lettres et 3 colis, depuis Ypres nous n’avions rien reçu.

Le 22 le colonel nous fait faire des exercices simulant l’attaque que l’on prépare. Nous avons reçu ces jours-ci un nouveau capitaine M. Nicolle de l’active qui a tout du fou. Aux exercices il frappe les hommes à coups de plat de sabre, menace du revolver, c’est un vrai forcené, toutes les calamités nous fondent dessus. Je suis bon patriote, je donne ma peine ma souffrance au pays, mais non de non, je ne deviendrai jamais militariste – les officiers de l’active m’en décourage.

Enfin le 25 décembre arrive, nous avons repos. À mon escouade nous avons réveillonné avec nos colis, dans la grange qui nous sert d’hôtellerie. Le toit est couvert de neige, mais enfouis dans la paille nous n’avons pas froid. Nous étions quelques provençaux et on a chantonné quelques Noëls à mi-voix, en pensant à nos familles si loin si loin.

Le jour de Noël, je pus rejoindre le camarade Neviere et avec Ginoux on put dénicher une bouteille de Cointreau dans un estaminet qui ne se doutait pas de ce que cela valait. Ici tout le monde fait estaminet, sauf le pharmacien. Les indigènes doivent être bougrement alcooliques. À notre bataillon, nous méridionaux, c’est le vin que l’on réclame et il n’y en a guère. Le cidre est en abondance, mais gare à la colique.

Bref, cette Noël ne s’est pas trop mal passée, mieux que les copains qui sont aux tranchées. Misère.

Le 27 nous repartons pour Acq. Il pleut. Le colonel fait enlever les cache-nez, les imperméables et tout ce qui n’est pas réglementaire. « Un bon chasseur doit se présenter en beauté » nous dit-il « et tout trempé » ajoutons-nous.

Le 27 et le 28 nous couchons à Acq, petite ville près des lignes.

Le 29 nous partons à 1 heure du matin pour les tranchées, on traverse Ecoivres, on monte au Mont-Saint-Éloi, et à travers des boyaux qui sont des rivières de boue nous débouchons sur une route que le 11e chasseur a conquis sur le Boche et qu’il faut organiser, le Boche réagit et nous canarde avec entrain.

Vers 8 h alors que nous travaillons dur, le camarade Ginoux est tué par une balle qui lui a traversé la joue et la gorge, je ne peux rien pour lui car il expire dans mes bras, il faut le déposer là sur la route en arrière de nous, et bientôt ils seront quelques-uns alignés le long de ce chemin funèbre, rien qu’à ma section ce jour nous eûmes 4 tués et 2 blessés. L’Ennemi est à 50 mètres, et bien terré. Il y a même des blessés du 11e qui sont là devant et qu’on ne peut enlever.

Pourtant dans la nuit quelques-uns de chez nous se dévouent et vont les relever, ainsi que quelques morts.

Il fait un froid de loup la pluie ayant cessé.

Le 30 au soir on nous prévient que l’attaque que nous devons déclencher n’aura pas lieu et que nous allons être relevés. On a enterré nos morts sur place. À 9 h le 14e chasseur nous remplace, nous lui souhaitons meilleure chance qu’à nous, il aura au moins une tranchée pour s’abriter.

C’était la première fois que je voyais nos officiers sauf le capitaine dans la tranchée avec nous.

Le 31 nous sommes arrivés vers 7 h à Tinqueux après avoir trotté toute la nuit. Après avoir eu repos la matinée le capitaine Nicolle nous a occupés toute l’après-midi à des revues et des corvées. On touche un ordinaire choisi, mais avec ce bonhomme on ne peut jouir de rien, il se collette avec le fourrier, l’assomme à moitié, puis lui demande pardon, vrai comédie, mais pas gaie du tout, il doit être morphinomane ou alors !

Le 1er janvier cela continue, enfin vers le soir, on nous laisse tranquille et nous allons déguster un colis reçu par moi du Comité Marseillais avec le camarade Denoix. Ce pauvre Ginoux me manque. Nous continuons à faire de l’exercice jusqu’au 5 janvier. Voila ce qu’a été pour moi la Bataille pour Arras. Tu vois qu’elle n’a pas été si rude que celle pour Ypres, et pourtant que de camarades y avons-nous laissé.

T’ai-je souhaité bonne année cher Oncle, je crois que oui.

Bonne embrassade

Ton Jean Marcerou

 

Geishausen

Le 31 janvier 1915

Haute Alsace

Cher Oncle

En ai-je fait un saut depuis le début du mois. Que veux-tu, partout où cela barde, il y a les chasseurs et les chasseurs vont là où ça cogne dur. On doit te parler sur les communiqués de Steinbach, Cernay, de l’Hartmannswillerkopf, la Haute Alsace, etc. Eh bien on est par là, avec le colonel Serret. Il y a ici une division de fer, avec un régiment terrible le 152e et nous venons le compléter, mais avant il a fallu nous reconstituer car cela n’allait pas trop en arrivant dans les parages.

 

Donc le 5 nous faisions l’exercice à Tinques dans le Pas-de-Calais, quand on nous a fait rentrer, avec ordre de nous préparer pour le départ du lendemain, et de fait le 6 en route pour Saint-Pol-sur-Ternoise où l’on embarque à 10 h, direction Paris, le 7 on est toujours en route on passe à Troyes et le vendredi 8 on arrive à Épinal, c’est nouveau pour nous ces pays aux sapins noirs et prairies si vertes, un peu de neige par-ci par-là, mais que de casernes dans cette ville cela sent la frontière de l’Est où l’on attendait l’allemand, mais ce n’est pas par ici hélas qu’il a passé. Le soir de ce jour on débarque à Cornimont dans les Vosges. C’est une petite ville de tissage, à l’extrémité d’une de ces lignes de chemin de fer en épi, comme il y en a tant par ici, un fond de vallée avec autour des massifs assez élevés, et des grands bois de sapins. On nous cantonne dans une cité ouvrière, et la population nous fait le meilleur accueil. Nous avons passé là d’assez beaux temps si l’on peut dire, malgré le froid vif et la neige qui atteignait parfois 60 cm. C’était des exercices des tirs des marches, tout comme en temps de paix. J’eus la bonne fortune de coucher plusieurs fois dans un lit avec le camarade Denoix qui est fort débrouillard et ne nous coûte pas trop cher. Cela ne te semble rien, mais pour de pauvres diables-bleus comme nous qui couchons par terre depuis le 2 août soit près de six mois c’est une satisfaction sans pareille. Nous avons goûté à la choucroute du pays, c’est gourmand.

Le dimanche repos, je puis assister à la messe, je promène sur la route du Tillot où se trouve un atelier de tailleur de pierres mais sans ouvrage.

J’ai visité les tissages dont les directeurs nous facilitent la visite, c’est très intéressant.

Je reçois régulièrement depuis le 13 vos lettres et vos colis.

Il est arrivé des renforts parmi lesquels quelques fortes têtes, notamment un nervi marseillais d’origine Corse qui vient des bataillons d’Afrique et dont on se serait volontiers passé, c’est la terreur des jeunes recrues.

Il y a des volontaires enthousiastes ?

Le 29 nous faisions une marche d’entraînement quand un planton est venu à la course nous passer l’ordre de rentrer, c’était le départ à midi, et à 2 h de l’après-dîner il a fallu partir, tu parles s’il a fallu se grouiller et ne rien oublier.

Nous prenons la route de Ventron et à la tombée de la nuit nous franchissons l’ancienne frontière et sommes en Alsace. Comme dans la chanson on peut dire que cela nous fit tout de même quelque chose. Et cette descente sur Bruche parmi ces grands sapins noirs couverts de neige. C’était impressionnant. Malheureusement quand on est simple poilu on ne peut admirer longtemps le paysage, la fatigue de la montée dans la neige, la descente en verglas, marche conduite très rapidement. Arrivée pénible à Saint-Amarin avec 29 km dans les jambes depuis midi, sans compter la marche du matin, il y eut quelques chutes sur la route gelée, et ce pauvre fou de capitaine qui nous eng… agonisait de sottise à l’arrière.

Bref le mauvais temps qui recommence cela sent la poudre.

Le lendemain 27 on grimpe à Altenbach petit village dans la montagne, sans avoir pu visiter Saint-Amarin. Mais à Altembach le bataillon ne peut tout se loger et nous retournons, ma compagnie seulement à Geishausen autre village à mi-chemin de la vallée de Saint-Amarin et du ballon de Guebwiller. Heureusement que les jambes sont encore bonnes et les épaules solides, car cela en fait des kilomètres, et ici à travers des sentiers de montagne dans la neige, ils comptent double.

Et tous les jours du 28 au 30 nous allons à Altenbach en alerte car cela barde dur autour de nous. L’ennemi réagit du côté de Steinbach et de Cernay cela tape durement au Vieil-Armand et au Sudelkopf les biffins tiennent difficilement, ils ont même perdu par là quelques tranchées. Et ce 31 nous faisons une reconnaissance au sommet du ballon de Guebwiller 1426 mètres d’altitude, un gros mètre de neige.

Il y a de là-haut une vue superbe mais trop de brouillard dans les fonds pour pouvoir distinguer les positions boches. Les pentes en avant du ballon sont gardées par des bataillons de chasseurs territoriaux, le 7 e et mon ancien 6 e de Nice, c’est pas gai pour eux non plus. On a essayé aujourd’hui des raquettes canadiennes pour marcher, mais il faut un long apprentissage et notre pitaine Nicole voudrait que les pauvres diables qui en sont affublés trottent comme des lapins.

Les officiers eux font du ski. Retour à Geishausen, l’on est pas trop mal dans ce patelin, il y a de l’eau à volonté pour se tenir propre. Je suis logé avec mon escouade dans une famille d’alsaciens, la mère, trois fillettes et un petit garçon. Le père a été envoyé dans un camp en France. Ces gens sont très prévenants pour nous. Les jeunes gens de mon groupe sont un peu bruyants, mais j’ai un certain ascendant sur eux quoique sans galon et ils se tiennent assez bien. Un jour nous avons fait l’aïoli, mais nos hôtes n’ont pas trouvé cela de leur goût, ils préfèrent la choucroute et les pommes de terre bouillies en guise de pain. Chaque pays a ses mœurs. Enfin je me porte assez bien et comme tous je crois que cette année une décision aura lieu qui terminera la guerre en notre faveur.

À quand ce retour dans notre famille ?

Bonne embrassade de ton

Jean Marcerou

 

Krüth, Alsace

Le 28 février 1915

 

 

Cher Oncle

 

Toujours en Alsace, au repos à Krüth, petite ville dans le haut de la vallée de Saint-Amarin.

Ce mois-ci j’en ai beaucoup à raconter. Nous avons à notre actif une attaque victorieuse qui grâce à Serret a bien réussie.

Au début du mois nous savions que nous préparions une attaque, tous les jours nous montions à Altenbach d’où nous étions pour ainsi dire à pied d’œuvre. Ce village avait été évacué par les habitants, à part quelques rares familles qui devaient avoir donné des preuves de loyauté car les traîtres ne manquent pas par ici, et Altenbach sur une crête peut très bien communiquer par signaux optiques avec les Boches. Chez nous on est très sévère pour les pillages, un jeune chasseur a été surpris par notre lieutenant dans une maison d’évacués, il a été envoyé au conseil de guerre. Savoir s’il en est de même chez les Boches…

Bref le 11 on va de nouveau à Altenbach, là on nous fait alléger nos sacs du couvre-pieds, de la peau de mouton (j’ai oublié de te dire qu’à Cornimont nous avons touché une peau de mouton qui fait plastron devant et derrière, si nous avions eu cela en Belgique…).

Bref ainsi allégés nous descendons vers Goldbach, et de là à travers bois nous grimpons au Sudelkopf, piton élevé comme un gros château fort dont le sommet en plate-forme domine à 1000 mètres d’altitude environ tous les alentours. Une croupe en terrasse qui domine le Baerenthal à droite et un tas de mamelons en face occupés par l’ennemi. Si l’ennemi prend pied sur ce sommet il dominera la vallée de Golbach à Viller, et pourra marmiter à son aise la vallée de Saint-Amarin, le seul débouché en Alsace que nous avons par les Vosges.

Jusqu’à présent nous possédions les deux positions, le sommet, et une partie de la plate-forme qui domine Goldbach. Quelques éléments de tranchée sur la croupe vers le haut Breithal. Le Boche tenait bien le reste et s’y était fort organisé. Des patrouilles Boches harcelaient constamment les fantassins qui tenaient nos postes, ils avaient même tenté une attaque vers la fin janvier et enlevé quelques positions aux nôtres. Le 334e bataillon d’infanterie qui tenait ces positions réagit alors et contre attaqua le 29, mais il neigeait dur et nous perdîmes même du terrain, on échoue encore les jours suivants, et leur colonel Ayné est tué, et c’est pour les relever que l’on nous avait fait monter. De nombreuses batteries de montagne sont installées dans les pentes vers Goldbach et à Goldbach même on avait mis du 220 court qu’il a fallu hisser ici avec des bœufs. Nous admirons en passant ces belles pièces et cela nous donne du courage, nous grimpons les pentes du Sudelkopf côté français et à une heure de l’après-dîner nous étions rassemblés dans les sapins en contre-bas de la crête.

Les mortiers de 220 crachent dur, les batteries de 69 derrière nous envoient leurs petits cylindres avec une rapidité foudroyante, on entend les éclatements pas très loin. Cela va être l’heure. Le commandant Nicolas et son état-major sont présents, on nous fait dresser, la pipe que j’ai aux dents crisse, j’ai des frissons, la peur ou le froid, les deux c’est sûr.

En avant, ma section la première en ligne déployée je ne tremble plus je cours, cela réchauffe, la baïonnette est ferme au bout du fusil, on entend rien, tout entier à la furie de l’attaque. Tout à coup je pique du nez dans la neige, ma baïonnette se fiche là en bas, je me suis heurté à un barbelé enfoui dans la neige et passé par dessus un sapin couché en travers derrière ce réseau. Je me relève, ma section est là qui prend de l’avance à droite, je la rattrape, nous passons la tranchée, des morts et blessés boches, on ne s’arrête pas, un boyau à ma gauche, un groupe de bavarois ? qui font mine de se défendre surgissent d’un bloc, je fonce là dedans, ah ils sont vite déséquipés, il en est un qui a un peu tardé je lui flanque un coup de poing, il se met à genoux, je l’y laisse et continue de galoper, le caporal de mon escouade me fait signe de s’arrêter. On a dépassé le but assigné et notre artillerie nous crache dessus, on reste là, nous occupons le boyau qui descend vers le piton boisé, les camarades qui nous ont dépassé rétrogradent, l’ennemi nous fusille presque à bout portant, nous ramenons nos blessés dans ce boyau que nous organisons rapidement en tranchée avec de la neige tassée, et sous notre feu l’ennemi se réfugie dans les bois en contre-bas. La nuit vient rapidement, l’artillerie française s’est tue, et la boche est moins violente. C’est la détente on en peut plus, et pourtant il ne faut pas se reposer, la compagnie de réserve nous apporte des sacs de sable, il faut nous fortifier et travailler ainsi une bonne partie de la nuit mais les forces déclinent et je m’assoupis sous un abri boche couvert de tôle ondulée où se trouve même un poêle que les enfants de Bavière ont abandonné. Je me ressaisis au petit jour, les cuistots nous apportent un peu de café, mais hélas il est gelé et un peu de « gnole », et grâce à cette eau de vie mêlée au café, on tient. Je grignote un peu du chocolat et nous voilà remis, le pain qui est dans la musette est dur comme un roc, un bloc de glace. Il faudra donc passer la journée avec du « Meunier » sans farine.

Nous apprenons que hier soir à la tombée de la nuit, alors que le capitaine Nicolle, le fou venait reconnaître nos positions, une balle en plein front l’a étendu aux côtés du commandant et d’un autre capitaine qui l’accompagnait. Le pauvre hère voulait se faire porter malade le matin de l’attaque, mais comme il y avait déjà un capitaine le fameux … et un autre absent, le commandant qui tient bon lui, comme nous, ne voulut pas, et mon Nicolle dut monter à l’attaque, il se flanqua derrière un sapin quand nous partîmes et de là s’amusait à la cible sur les prisonniers boches qui se présentaient, ce n’est qu’au soir qu’il vint pour nous voir sur l’ordre du commandant et avec lui, et la balle venant d’on ne sait où a eu raison de sa pauvre cervelle. Personne l’a regretté car il laisse un mauvais souvenir.

Donc nous sommes le 12 au matin, l’ennemi réagit par une canonnade très violente.

Des chasseurs de la compagnie voisine ont voulu allumer le poêle qui est dans l’abri voisin. La fumée a servi de repère aux canonniers ennemis et vlan ! quelques obus près de nous ont démoli abri est chasseurs.

Quelque chose se prépare là en avant à gauche. Un mamelon dont j’ignore le nom est là formant éperon. Des Boches cherchent à s’y infiltrer. On les voit très bien de mon observatoire, ils se camouflent avec des gabions et essayent d’y prendre pied, on signale cela à l’artillerie qui envoie quelques fusants, si tu avais vu les Boches détaler, pourtant il dut en rester car on décide de l’occuper et la compagnie de gauche la première a ordre de s’y installer. Ce fut une attaque montée comme à la manœuvre, sections en lignes déployées, bonds, assaut, etc. Et ils tuèrent encore quelques « Landwehr ». Nous, nous étions à gauche de la ferme du Sudel, juste en face. Nous restâmes là le 12 le 13 et le 14 qui était un dimanche, ce jour là l’ennemi nous arrosa copieusement, c’était une pluie ininterrompue de fer, fonte, scrapnel, etc. J’eus deux fusils brisés par des éclats dont un eut la culasse coupée comme du beurre. Nous ne restions plus très nombreux à ma section, sept je crois en comptant le sergent, je voulus me venger moi et mes fusils sur quelques boches que je voyais se faufiler dans un bois à 400 mètres devant nous en leur envoyant quelques balles qui les dispersent, mais le sergent m’empêcha de continuer disant que nous étions suffisamment repérés comme cela, ensuite qu’il fallait nous ménager car tenir 200 mètres de tranchée à 7 c’était bien juste et depuis le 11 vivre de chocolat et de café à l’eau de vie, les forces nous manquaient – le jour à la tranchée, la nuit au travail, les forces humaines ont des limites. Le brave sergent avait raison, n’empêche que le soir quand il fit dire notre situation au lieutenant Henri qui commandait la compagnie en place de Nicolle tué, le lieutenant fit répondre que nous n’étions pas sur le boulevard de gare à Nice, et qu’il fallait tenir quand même. On tint encore toute la nuit. Pourtant le matin du 15, nous fûmes relevés par le 6e bataillon de chasseurs, on passe en réserve dans des baraquements c’est déjà mieux, mais enfin le 16 on rentre à Geishausen. La bonne femme nous a préparé du bon lait chaud cela refait un peu l’estomac qui est en pagaille.

Le 22 nous remontons aux tranchées mais en réserve cette fois, pour ce qui est de ma compagnie, tandis que les autres occupaient les tranchées du piton boisé que le 6e bataillon jaloux de nous avait conquis à son tour, aidé du 334e d’infanterie. Les copains eurent là encore une fameuse journée. D’après les rapports, tant ceux du bataillon que ceux des cuisiniers, et ceux-là sont souvent les plus sûrs, on avait fait de la bonne besogne. Notre bataillon aurait ramassé quantité de mitrailleuses et du matériel de tranchée et si nous n’avons fait qu’une trentaine de prisonniers, c’est que Nicolle dût avoir des émules car pour ma part j’en ai sorti plus de quinze d’un abri.

Notre section est citée à l’ordre du jour du bataillon, avec le lieutenant Henri et ses quatre agents de liaison ainsi qu’un sergent je crois.

Enfin ce fut pour nous une brillante affaire. Le colonel Serret qui est devenu général (rapport de cuisinier) doit être content.

Le 23 je travaillais à côté de l’abri du lieutenant Henri, j’organisais des créneaux, celui-ci daigna, c’est la première fois, me complimenter, c’est que jusqu’à présent je n’ai constaté que du dédain pour ma barbe grise, à la ferme de Berthonval près d’Arras, il me reprocha de ne pas assez sortir la tête au dessus du parapet pour observer, alors que les balles rasaient les sacs de terre. (Il est vrai que les notes pour la croix et l’avancement sont à la température des pertes, au plus d’hommes tués, au plus de bonnes notes).

Je crois que cette fois qu’il les aura les « bonnes notes ». Dans l’affaire du 11, il y en a eu pas mal d’amochés, sans compter ceux qu’il a fallu évacuer pour pieds gelés, pense 19° sous zéro le jour. Il y en a eu même qui cherchèrent cela notamment le fameux nervi Corse qui après l’attaque se ficha dans un boyau que nous creusions pour construire un abri et que je ne pus faire bouger nous gênant pour travailler, trois jours et trois nuits, et qu’il fallut emporter avec les pieds noirs de pourriture, je serais fort indulgent pour les jeunes, avec ce qu’ils passent, mais des numéros comme celui-là méritent douze balles dans la peau, mieux que des pauvres diables qui n’ont eu qu’une minute d’oubli.

Bref le 24 on nous relève à 5 h du matin, départ pour Moosch, Saint-Amarin et Wesserling où nous sommes cantonnés.

Le 27 on monte à Krüth, repos le 28.

Dimanche messe, il neige là. Repos. Tout le monde se gratte, je ne sais pas ce qu’il y a, est-ce une maladie, pour le moment personnellement je n’ai rien.

Encore un mois de passé et on ne voit pas l’aube de la Paix, ce sera pour cet été.

On doit préparer quelque grande offensive, avec les anglais et les russes on les aura bien ces allemands maudits.

Affection de ton

Jean Marcerou

 

Villefranche-sur-Mer
Le 30 mai 1915
Cher Oncle

Ici j’aurais peu de choses à te dire puisque j’ai eu le plaisir de te voir à Marseille. Je consigne seulement mes notes, cela me fera, avec toutes les lettres que je t’ai envoyées un mémento de guerre que j’aimerais à relire si je retourne et intéressera peut-être mes enfants si je ne suis plus.

Le 1er mai. Hôpital de Lure. Mon doigt se cicatrise. Le major me brûle au nitrate pour arrêter la trop grosse poussée de chair, c’est si douloureux que je ne peux me rendre au réfectoire.
Le 2. Le célèbre aviateur Pegoud vient nous donner une représentation au-dessus de la ville. Il boucle la boucle plusieurs fois, c’est émotionnant à voir.
Du 3 au 7. Toujours à l’hôpital. Le camarade Pelarey opéré d’une hernie est renvoyé au dépôt d’éclopés. Parmi les grands blessés de ma salle, peu sont guéris, il y en a pourtant qui sont là depuis bien des mois. Un jeune chasseur du 1er dont le bras cassé ne veut pas se raccommoder, on va essayer paraît-il une bouture, un os étranger. Un autre qui a la cuisse coupée presque au ras du tronc se guérit lentement. Un troisième, blessure dans l’avant-bras mais qui paraissait guéri, a le bras comme anémié et ne reprend pas de forces, et d’autres encore. Pendant mon séjour un seul décès, un blessé que l’on nous a envoyé mourant et qui est resté sur le billard. Tout le monde est ici plutôt gai, on s’en fait pas. Cela se comprend, tant que l’on sait que la guerre dure la souffrance physique d’une blessure n’est rien comparée à tout ce qu’il faut endurer dans la tranchée.
Le personnel de l’hôpital est très dévoué, il est vrai que le médecin chef est un peu las, très bon mais rigoureux sur l’hygiène et la discipline. Son second, un élève en médecine probablement est insignifiant, mais notre infirmière est d’une gentillesse, d’une bonté exquise, et avec cela très experte pour les pansements.
L’infirmier de salle est un territorial très serviable. Et dans les autres salles c’est tout pareil.
Le secrétaire est un prêtre, au moins si l’on a besoin de lui, il n’est pas loin. Je conserve de tous un bon souvenir.
Le 8. Le major me porte sortant, je suis dirigé sur Dole où se trouve un poste de triage et où j’arrive le 11 après un passage à Besançon que j’ai visité avec plaisir.
Le 12. Visite à Dole­­. Permission de convalescence de sept jours. Bono ! Bono !
Le 14. Marseille. Arrivée à 1 heure du matin mais le trajet de la gare à Saint-Loup n’est pas pour m’inquiéter surtout que j’ai pris des forces à présent.
Du 19 au 23. Permission. Visites. Promenades avec mes enfants.
Quelle joie de tous se revoir et ma chère Marinette qui est malade, si mon retour pouvait la guérir.
Hélas sept jours c’est si court.
Que de jeunes hommes à Marseille que d’Embusqués. Dire que nous sommes tant de vieux là-haut qui relèverions bien cette jeunesse si occupée à de vagues travaux, emplois, etc.
Ah le favoritisme et l’Embusquage c’est qu’il fait meilleur ici à la terrasse des cafés de la Canebière qu’à l’obser­vatoire du Mont Saint-Éloi ou du Reichackerkopf.
Le 25. Permission finie. Départ pour Villefranche.
Présenté à la Citadelle. Versé au Lazaret.
Le 24. Visite. Le major ordonne à mon doigt dix jours de massages. Ici les infirmiers ne manquent pas.
On apprend que l’Italie entre en guerre à nos côtés. Cela va hâter la fin peut-être ?
(Et viva l’Italia !)
Du 25 au 30. Repos. Ennui. Temps perdu.

Juin

Du 1er au 7. Toujours au Lazaret. On ramasse les feuilles mortes. Je ne puis rester inactif, je maigris. J’obtiens une permission agricole du 8 au 17. Marseille. Je pioche de la terre à Saint-Loup chez la veuve Bolpin dont le fils est prisonnier chez les boches. Il est de ma classe. Nous fîmes les services ensemble à Sospel dans le 27e chasseur alpin.
Le 18. Retour à Villefranche. On commence à faire de l’exercice prendre des gardes jusqu’au 30.

 

Juillet

Du 1er au 19. Toujours à Villefranche. Le temps dure. Pendant ce temps mon 24e bataillon à fait des siennes. Le 17 juin il a pris le Braunkopf, s’est battu au Bois Noir à l’Altenhof et a pris Metzeral au dessous des positions où nous prîmes les tranchées en mars.
Le 20 on m’envoie au Mont Alban un vieux fort entre Nice et Villefranche qui sert de magasin et nous prenons la garde avec un fusil pour cinq. Ce même jour que le commandant Nicolas a été tué dans un combat au Reichackerkopf ou il attaquait de nouveau avec son bataillon. Je demeure au Mont Alban jusqu’à la fin du mois, nous servons de pâture aux puces, c’est à croire que le vieux château en a une réserve prodigieuse et que nous venons là pour les nourrir.
Toujours la même vie monotone. Il y a là le camarade Chamontain d’un an plus jeune qui vient du 24e, Merinda, idem. J’ai laissé l’ami Neviere en bas au Lazaret où il m’avait précédé car il s’était fait une grave entorse à la relève du Sudel en février et avait été évacué bien avant moi.

 

Août
Fort du Mont Alban

Du 1er au 13. Toujours même service
Le 14. On descend à la caserne de Villefranche. Exercices d’entraînement. Marches, etc., jusqu’au 19.
Le 20. Départ pour Brignoles. C’est un vaste camp en plein air pour les chasseurs alpins. Je ne m’explique pas bien tous ces camps, ces centres. Ce sont surtout des lieux d’embusquage pour des gradés et des employés, et il y en a comme il y en a de partout.
Bref du 20 au 30 on couche sous la tente, on fait de l’exercice de la méthode Hébert, marches, tirs, etc. Comme des bleus quoi !

 

Septembre

Idem

Octobre

Toujours à Brignoles. On plie le camp car il fait trop froid et nous allons cantonner à la sous-préfecture. On n’y est pas mieux. Nous avons un nouveau chef d’instruction, ce fameux capitaine de la compagnie du 24e qui ne voulait jamais se battre, et ne s’est jamais battu. Ici il est terrible. Il commence par réduire l’ordinaire et nous faire pivoter comme des bleus. Heureusement que nous ne le subissons pas longtemps car le 25 on nous fait rentrer à Villefranche, les plus vieux des chasseurs, Chamontain, Neviere, Merinda, d’aures et ton serviteur. À Villefranche on nous inscrit au 7e bataillon territorial de chasseurs, on nous équipe à neuf, cette fois en bleu horizon et en route.
Le 28. Départ de Nice. Il y a encore pas mal de jeunes hommes à Nice aussi, les cheveux à l’américaine avec molletière et ceinturon en cuir fauve très élégants qui nous regardaient partir, peut-être avec le regret d’être forcés de demeurer là ?
Nous avons cette fois des wagons de voyageurs, c’est plus confortable qu’au début. À Saint-Marcel j’ai la joie d’embrasser ma chère femme, qui hélas n’a pas bonne mine. Cela m’encourage guère de partir. Pourtant ! Si le joli cœur d’une Cocotte de la Canebière voulait me remplacer, il en est de jeunes bien portants, même de bien gaillards, mais le « piston » les retient. Enfin, à la volonté de Dieu et du Gouvernement de la République.
Le 30. Nous arrivons à Épinal et le soir à Bussang où l’on nous cantonne et le 31 départ de Bussang pour Ranspach, vallée de Saint-Amarin. Nous voilà encore en Alsace voici six mois que je l’ai quittée, la neige fondait, maintenant elle revient comme moi, les sommets en sont couverts, et ici il pleut.
Notre unité est en ligne depuis les premiers mois de guerre, ici à Ranspach c’est le ravitaillement. Des sous-officiers sont ici qui doivent nous conduire demain au PC du lieutenant-colonel qui commande le 7 e et de là dans nos compagnies en ligne.
Jean Marcerou

 

Le 30 novembre 1915

Vallée de la Lauch
Scierie devant Sengern (2e année de guerre)
Cher Oncle

Je t’écris du fond d’un trou “De profundis clamavi ad te !” couvert de rondins et de pierres, dans les décombres d’une maison forestière démolie au bord d’un torrent. L’eau suinte de partout. J’ai devant moi un poste téléphonique que prolonge une couchette en rondins qui est celle de ton neveu et à ma droite un poêle. Un boyau conduit dehors, mais n’éclaire pas, seules les bougies de l’intendance me donnent la clarté nécessaire au relevé de mes notes. Je te dirais que je suis téléphoniste au PC de la grand-garde – et cela par intérim. Comment j’ai réussi cet emploi, et qui est déjà un filon si l’on peut dire. Voici mon éphéméride du mois.
1er ~ Jour de la Toussaint. Réveil à Ranspach ou nous sommes arrivés de la veille, c’est de là que part la route des crêtes, pas très fameuse cette route, il nous a fallu sitôt enfiler un peu de café bu dans la nuit et sous la pluie c’était plus triste (encore que moins nouveau) que le défilé du 1er novembre 1914 dans la Meuse pour rejoindre le 24e bataillon. À mesure que nous grimpons, la pluie se change en neige, la bise souffle nous projetant cette neige au visage, nous passons au col du Markstein c’est la tempête et cela dure des kilomètres. Markstein est à 1261 m d’altitude, nous passons non loin du Drehkopf, si je ne m’abuse, 1272 m on vacille sous la pluie de neige et la bise, on n’y voit pas à trois pas, nos guides paraissent eux-mêmes désemparés. On marche avec le sac complet et les armes depuis huit heures d’affilée, trempés gelés fourbus. Nous nous sommes retapés dans notre midi, mais on va nous faire fondre cela. Enfin nous voici au camp sur le plateau de Brehfirst, si j’ai bien lu les panneaux, car pour se reconnaître ici il faut vraiment y avoir vécu longtemps. (Au début de l’année avec le 24 e nous étions bien loin de là). Enfin voici des baraquements. On nous fait faire halte entre deux baraques, des officiers arrivent bottés, fourrés, et voila du maniement d’armes, « Présentez
armes », etc.
Le colonel de Guillebon se présente, c’est le commandant du 7e bataillon et du camp, et de bien d’autres choses. Sa harangue vaut comme réception : « Vous ne venez pas ici au repos. Il faudra comme vos camarades être disciplinés, pas de murmures, pas de plaintes. On va vous laisser reposer un moment et ensuite vous rejoindrez vos compagnies aux premières lignes. J’ai dit ».
Un des nôtres demande avant de descendre en ligne à passer une visite, il se sent malade, épuisé. Le colonel lui rétorque : « Ici il n’y a pas de malades, vous descendrez avec vos camarades, et si vous ne le faites pas, on réunira la cour martiale et demain vous vous alignerez devant 12 fusils, avis à ceux qui en ont envie ».
Mon cher Oncle, j’ai fait déjà campagne, mais même au 24e où le colonel Serret ne passait rien, je n’ai jamais entendu un tel langage. Nous savons que c’est la guerre, qu’il faut obéir sans murmure, mais il y a la manière, allons ça ne va pas mieux ! Bref, on nous fit reposer dans une baraque, on nous distribua du thé chaud, nous semblions des fontaines, l’eau coulait de tous nos effets.
Vers 3 heures nous repartîmes, et cette fois ce fut la descente. Sur le plateau il y avait des poteaux télégraphiques dont le sommet avec les isolateurs, était seul apparent, la neige devait avoir au moins 3 m de hauteur. À mesure que nous descendions elle diminuait d’épaisseur, il cessait même de neiger, et ce fut plus qu’une pluie fine qui nous accompagna jusqu’au fond de la vallée de la Lauch à une maison forestière et un petit groupe d’habitations qui a nom Schmelzrunz, mais les seuls habitants sont des vieux chasseurs territoriaux et des mulets. Sur chaque pente, des forêts de sapins, de mélèzes, de faillards ou hêtres. Dès mon arrivée on nous classa : 3e compagnie capitaine Deangelis, 1re section, lieutenant Degorbi, (secteur postal 141) 4e escouade. Logement, une ancienne maison de campagne, un chalet qui dut être fort coquet mais qui ne l’est plus, chambre sous le toit. Il n’y fait pas bon mais le camarade Pelarey que j’ai retrouvé en arrivant (le front est comme le monde, bien petit), me dégote une couchette sous l’escalier où il fait meilleur, je me suis changé de linge, il y a du feu ici, j’ai séché ma vareuse et mes culottes et j’ai dormi ensuite comme une marmotte, la marche avait été longue et pénible, 12 heures avec une seule halte.
Le 2 et les jours suivants, travaux de campagne, coupe de bois, transport de rondins, souvent la nuit, pour améliorer la tranchée de la scierie qui se trouve à 3 kilomètres plus bas devant Sangern, village occupé par les allemands.
Le 9. Les boches ayant repéré des sapeurs qui travaillaient à aménager cette tranchée, ont bombardé la position pendant trois heures, ils ont tué deux sapeurs et blessé quelques chasseurs.
Le 10 et le 12. La neige est tombée très abondante.
Je t’ai envoyé la photo qu’un artilleur nous à prise à notre cantonnement devant un blockhaus fait de rondins, j’ai déjà le casque, nouveauté que l’on rend obligatoire peu à peu comme l’uniforme gris-bleu, mais on ne se sépare pas volontiers du béret, le grand béret d’autrefois. Sur cette photo (ma demi escouade), il y a des charentais le 2e, des carbais le 1er et le 7 e, un marseillais ton neveu, deux nissards le 4 e et le 6 e, deux provençaux le 5 e de Saint-Rémy ainsi que le dernier instructeur à Marseille. Tous du Midi, et c’est paraît-il notre tort à tous d’être méridionaux vis-à-vis du colonel qui est breton et ancien officier qui a démissionné lors de l’affaire des Congrégations, et il mène dur, très dur son bataillon, quoiqu’il ait délégué son commandement direct du bataillon Lieutier de la première compagnie et qui est à notre droite. Il nous fait sentir qu’il est toujours là, ou plutôt là-bas car il ne vient guère en ligne, c’est trop dangereux. (Je grogne encore).
Le 14. Nous quittons le cantonnement pour aller relever le peloton qui est à la scierie, départ le soir après la soupe. Nous descendons le long de la vallée dans la neige qui rend la nuit moins noire, nos pas résonnent sourdement sur la neige durcie, on ne parle pas, malgré que le Devoir commande d’aller relever les camarades, la position est si mauvaise que cela ne rend pas gai, nous traversons un pont et voilà un groupe de bâtisses qui font noir, des ombres s’agitent, c’est l’emplacement de la grand-garde, nous laissons là une section et l’autre continue, mais à présent ce n’est plus les routes que nous suivons, mais des sentiers, coupés par des réseaux de fil de fer barbelés puis des passerelles qui enjambent une écluse d’où l’eau s’échappe en mugissant, on ne s’entend plus. Ce bruit, la position où l’on se trouve, les pentes raides des bois qui nous dominent de chaque côté, ces gabions réseaux ou chevaux de frise, le canon qui tonne quelque part là bas, c’est dantesque, la colonne se serre ou s’allonge, il faut parfois courir, des chutes se produisent. C’est moins déprimant que les relèves en Belgique, mais cela impressionne. Enfin nous voilà devant un blockhaus, le bruit de l’eau est plus fort que jamais, nous glissons un à un dans cet amas de planches et de sacs de terre, on nous place devant un créneau d’où l’on aperçoit un peu d’étendue neigeuse en avant et en voilà pour 24 heures, il fait froid, le bruit du torrent, impossible de s’entendre, je me demande si nous ne sommes pas là dans une souricière. Au petit jour on est frigorifiés, on ne peut même pas sauter sur place, c’est une barricade faite comme un pont, sur une écluse, à gauche sont les ruines d’une ancienne scierie. Nous demeurons là toute la journée, on nous a apporté la soupe assez chaude, mon Dieu si ce n’était le froid ce serait supportable tant que le boche se tiendra tranquille. Il occupe les hauteurs de droite que nous débordons, à droite ce sont des rochers presque à pic où nous plaçons des sentinelles la nuit, et là haut nos lignes se prolongent vers le Lauchensee et le ballon de Guebwiller. Bref la plus mauvaise position que l’on puisse occuper, nous sommes « en l’air » comme on dit en terme militaire, quoique dans un trou. Mais le colonel de Guillebon tient à la scierie. Je souligne ce nom car il est au 7 e bataillon de chasseurs le synonyme de « Horrible position ». Il est vrai que un mois plus tôt, les allemands ont enlevé ici une escouade de chasseurs avec caporal et sergent. Qu’il y a eu de nombreux tués, et que si ces hommes mes camarades, sont en général de gros travailleurs, ils n’ont pas l’esprit combatif, l’âge, l’éducation première, beaucoup des ces pyrénéens ignorent même pourquoi il y a la guerre, peu savent lire ou écrire, le paysan de Provence pourtant plus averti, n’est pas bien sûr, lui non plus de la raison qui le tient ici où on le garde depuis si longtemps ; en effet ces pauvres gens n’ont plus vu de village ni de civils depuis leur arrivée en Alsace (14 mois), et ce n’est pas le colonel qui demandera du repos pour eux, ou qui cherchera à élever leur moral, bien au contraire, ainsi sont-ils fort déprimés. On parle de permission de détente mais ils ont tellement peu de confiance qu’ils prétendent que ce ne sera que pour les gradés ou les embusqués. Enfin au bout de nos 24 heures nous sommes relevés par l’autre section et nous allons passer 24 heures à la grand-garde, on repose la nuit tranquille dans une grange pas trop amochée, et là dans les bat-flancs serrés les uns contre les autres pour ne pas avoir froid, on dort. Le jour on fait des chevaux de frise, on rempli des fanions ou des sacs de terre et on retourne encore 24 heures à la scierie. Le froid est de plus en plus vif.
Le 20. 5 sous zéro et rien pour se réchauffer. Lorsque je suis de faction je mets mes pieds dans un sac à terre rempli de paille, cela fait une « chancelière » et j’en souffre moins, les collègues sont en général plus endurants que moi. Les permissions sont commencées et le téléphoniste du peloton, un instituteur, va partir en permission, je prie le camarade Pelarey qui est agent de liaison de demander l’intérim pour moi, on me l’accorde et voila pourquoi je suis dans le « trou » dont je te parle au début. Je suis 24 heures ici et 24 heures à la scierie mais j’ai là-bas un cagibi spécial et je suis chauffé, c’est riche cela car le thermomètre est tombé à -13 le 27 et -17 le 29. Le 30 cela remonte un peu. Mon poste téléphonique de la grand-garde est à la fois le PC du commandant de la grand-garde en l’espèce l’officier commandant le peloton.
M. le lieutenant Degorbi. J’ai eu l’avantage de le connaître là un peu dans l’intimité car nous passons la journée ensemble, un de chaque côté du poêle. Au début il m’avait toisé avec un peu de sévérité, on lui avait annoncé que j’étais marseillais. Horreur ! Les enfants de Phocée sont mal vus au régiment, je me souviens de mon service au 27e chasseurs alpins, nous y étions pourtant nombreux, mais la dernière injure d’un gradé c’était « Sale marseillais ! ». Donc ce lieutenant me voyait d’un mauvais œil, mais quand je lui eus raconté au début mes campagnes au 24 e et que nous eûmes causé un peu d’une façon générale, il s’humanisa et me fit même des confidences. Ce bon vieux, il avait au moins cinquante ans, était un ancien adjudant du 24 e qui avait pris sa retraite proportionnelle et était passé officier de réserve dans la territoriale. Tout le type du vieux sous-off qui se plaint toujours d’un passe-droit. Il ne fut pas tendre pour le capitaine, encore moins pour le colonel, ses dires corroboraient exactement ce que les camarades m’avaient raconté. Heureusement que je fais part de l’exagération et de la manie que nous avons de grogner, car j’aurais fini par croire que l’Ennemi le plus à craindre n’est pas celui qui est devant nous, mais les gradés qui sont derrière, et de fait je crois que ce pauvre homme n’aurait pas tremblé devant l’allemand, mais devait avoir une rude trouille devant le colonel. Il est vrai que ?
Bref malgré ce pessimisme je me trouvais heureux de pouvoir causer un peu d’autre chose que des travaux de la campagne, comme avec mes camarades en général et auxquels je n’entends quasiment rien.

Ce brave Degorbi est un catholique pratiquant, et nous étions d’accord tous deux, quand nous déplorions de ne pouvoir assister à la messe de minuit cette année encore.
Aujourd’hui le 30 notre compagnie est relevée et nous allons prendre la position qui est à notre droite, on alterne ainsi entre compagnies. Mes camarades sont tous partis, je reste seul avec un autre chasseur et l’agent de liaison Pelarey. Nous rejoindrons notre compagnie que ce soir quand on nous aura remplacés. Voici encore un mois d’écoulé et jusqu’à présent je n’ai pas trop à me plaindre.
Je t’envoie cher Oncle mes meilleures embrassades.
Ton Jean Marcerou

 

Schmelzrunz
Vallée de la Lauch
Le 31 décembre 1915
Cher Oncle

Toujours dans le même secteur, la santé est bonne et je reçois bien vos colis. Quand je veux consoler mes camarades je leur dis que je suis bien ici en comparaison de mon passage au 24e bataillon de chasseurs. Cela leur paraît impossible que l’on puisse être plus mal qu’ici. Tout est relatif. Lors de ma dernière lettre j’étais au fond de mon trou de téléphoniste. Ce soir là, 30 novembre, nous fûmes relevés à 9 h et il fallut rejoindre notre compagnie dans la nuit à travers la forêt de sapins vers la ferme de Hecht mais dans la neige on ne voit plus les sentiers et nous errons longtemps sans nous retrouver, l’ami Brun, Pelarey et moi. Enfin grâce à nos lampes électriques on finit par reconnaître un écriteau qui nous met dans la bonne direction. Sous ces grands sapins, il fait si noir que l’on est comme des aveugles. Tard dans la nuit nous arrivons aux cuisines mais rien de chaud à manger ni à boire, il fallut nous contenter de ce que contenait nos musettes, relief de colis, ou croutes de pain. Nous y passâmes la nuit et au matin nous allâmes nous présenter à l’officier qui nous replaça dans de nouveaux postes. Cette fois on me donne l’emploi d’observateur d’artillerie, pendant quatre jours j’observais la vallée de Seynierne et le bois de Merckwald et transmettais mes informations à l’officier d’artillerie qui est à l’autre bout du fil vers le Lauchensee, deux pièces de 90 je crois.
Ce n’était pas bien fameux, mais mes camarades s’en tiennent très heureux. Ils me disent qu’au début de leur occupation par ici, il y avait un artilleur qui composait à lui seul une batterie, et qui transportait un petit canon en bronze sous son bras, et qu’il tirait quelques fois soit d’un endroit soit de l’autre, probablement pour faire croire aux allemands que nous avions plusieurs pièces (si ceux-ci n’étaient pas renseignés par les civils qui allaient et venaient d’une ligne à l’autre sous prétexte de travaux dans les champs). Si ce ne fut que les camarades qui me racontaient cela étaient des paysans pas du tout blagueurs, j’aurais cru à une galéjade mais toutefois ce récit me laissait un peu rêveur.
Le 4 décembre je suis relevé de mon observatoire et envoyé à la sape no 6 remplacer le caporal qui partait en permission, et faire ainsi fonction de chef de poste.
J’ai là quatre hommes braves tarbais qui font ponctuellement leur service. Notre poste est sur une hauteur, et les lignes boches sont sur la pente à 6 ou 700 mètres. Mais nous sommes fort isolés, les postes no 5 ou 7 étant à plus de 200 m du mien. Mais le boche ne nous embête pas trop, quelques coups de fusil par-ci par-là, histoire de nous tenir en alerte. Leur artillerie par contre est plus active, et par moment leurs obus tombent assez près de notre abri pour nous inquiéter. Surtout que notre abri n’est qu’une mauvaise baraque où il pleut, et qui nous abrite guère des éclats d’obus, enfin on tient quand même, on s’organise du mieux possible, je fais travailler à améliorer la tranchée qui mène au poste du guetteur et qui peut nous servir de défense, nous fabriquons les chevalets de fil de fer barbelé que la nuit on va placer en avant de nos lignes et un soir, le 12 pour être précis, vers 6 h, des hommes de la réserve étaient en train de procéder à leur placement quand ils se heurtèrent à une patrouille boche qui voulait les empêcher de faire leur tâche. Ce fut une fusillade devant nous qui se propagea sur toute la ligne. Sur le coup on crut à une attaque générale, et de fait les balles claquaient à nos oreilles. Mes vieux copains se tenaient bien et sans hâte cherchant les éclairs des coups de feu ennemis, prenaient bien soin de tirer dans la bonne direction. Il est vrai qu’abrité derrière nos créneaux et surplombant l’ennemi nous nous sentions à notre avantage, leurs balles trop hautes ou trop basses ne nous causeront aucun dégât. Cela dura un moment. Tout d’un coup j’entendis au dessus de nous un miaulement que je connaissais bien. Nos 75 ! (Il y en avait donc par là aussi, et cela m’a fait plaisir). En un clin d’œil l’ennemi a cessé sa fusillade, ce fut net ! Et l’on put se reposer, laissant au guetteur seul le soin de veiller. Je tins ce poste jusqu’au 15, ce jour là nous fûmes relevés et redescendîmes à Schmelzrunz en réserve, et je rentrais dans mon escouade.
De notre cantonnement on entend une violente canonnade du côté Sud-Est. C’est Serret qui prépare une grosse attaque du côté de l’Hartmannswillerkopf, cela doit barder par là-haut. On a suspendu les permissions. En attendant nous travaillons dur, couper du bois, organiser des défenses de soutien, des chevaux de frise, etc. De temps en temps l’Ennemi marmite les camarades qui sont à la scierie. À mi-chemin d’icelle se trouve un ravin dénommé Sebach, là se tient notre lieutenant Degorbi avec un petit poste, des téléphonistes, etc. Ces jours-ci un homme, un civil qui venait de l’arrière muni des papiers nécessaires c’est probable, et dont ce n’était pas la première visite s’est présenté là à Sebach où il a dormi, et d’où il devait passer nos avant-postes pour aller chez les allemands. Un Espion en un mot, pour qui ? Notre état-major qui lui délivre les laissez-passer doit le savoir. Mais le poilu qui a sa jugeote lui aussi a remarqué, ce dont mes camarades qui me le disent que chaque fois que cet individu a passé ici il y a eu de la casse. Et je dois t’ajouter que cette fois-ci c’est encore vrai. Il a passé la nuit du 28 à Sebach, au matin on ne l’a plus revu.
Le 30 ce poste qui est fort dissimulé à l’ennemi qui ne peut l’atteindre avec son artillerie que par des tirs indirects a été marmité d’une façon terrible. Ces bougres plaçaient leurs obus comme avec la main. Y a-t-il corrélation entre la visite de l’espion et le tir ennemi ? Il est de fait que nous eûmes pas mal de pertes en chasseurs et en officiers. Le lieutenant Degorbi une jambe coupée, notre capitaine Deangelis un éclat d’obus dans le ventre. On ne put les sortir de là-bas de tout le jour, l’ennemi ayant bombardé la position et la route toute la journée. Ce ne fût qu’à la nuit que le Boche ayant cessé on put remonter les blessés.
Le capitaine en passant devant nous sur son brancard, nous cria : « Courage, courage, ils ne nous auront pas tous. Vive la France ! »
Ce capitaine décoré de la Légion d’honneur depuis peu était un ancien sous-off, très service il n’était pas aimé à la compagnie ni au bataillon. Pourtant je dus reconnaître que cet officier faisait très bien son service, et qu’avoir le courage d’élever encore la voix quand on se sent blessé à mort pour exalter le courage de ses hommes était d’un chef. Il est mort le 31 des suites de sa blessure qui est de celles qui ne pardonnent pas. Je ne suis que depuis deux mois à sa compagnie, le service n’a pas permis que je le voie souvent, mais sa fin est digne d’un héros. Au 24e il était des officiers de métier qui n’en auraient pas fait autant. Au Vieil Armand cela bardait dur aussi et nous en laissâmes beaucoup là-haut de ces braves gens simples soldats et officiers. Et le général Serret fût un de ceux-là. Tous ces événements attristèrent notre fin d’année et les préparatifs pour fêter le 1er janvier en sont atténués, car malgré l’habitude ces morts qu’il a fallu enterrer s’ils n’ont pas affaibli le moral de ton neveu, ont pourtant impressionné mes camarades et moi, car nous sommes presque tous père de famille, et n’avons plus l’entrain et l’insouciance de la jeunesse.
C’est possible, vois-tu cher Oncle, de se voir ici près de commencer la 3e année de guerre, et rien qui en fasse prévoir la fin.
Ma femme qui est malade, mes trois enfants si jeunes, si j’étais tué qu’est-ce que tout cela deviendrait. Je ne mets pas en doute ton dévouement, mais tu n’es plus jeune toi aussi. Certes ma position est moins mauvaise que l’an dernier mais la « Camarade » rôde là quand même.
Enfin pour Noël nous avons réveillonné quand même grâce à vos colis, on nous a donné un peu de repos et on s’est mis à la paille qu’à une heure du matin. Grâce au bois qui ne manque pas ici, nous avons pu nous chauffer, il y a des poêles alsaciens qui sont fameux. Il ne manque que l’éclairage, dans vos colis mettez des bougies, beaucoup de bougies.
Je vous envoie à tous mes meilleurs souhaits pour l’an qui vient car avec les retards que subissent nos lettres, janvier sera né depuis longtemps quand tu me liras.
Reçois cher Oncle mes meilleures embrassades.
Ton Jean

La Montagne Noire
Vallée de la Lauch
Le 31 janvier 1916
Cher Oncle

Nouvelle année de guerre qui débute. Ce n’est pas la Paix encore, rien qui la fasse prévoir.

Personnellement je trouve ma situation moins pénible que l’an dernier. L’organisation générale est d’abord meilleure. On s’installe dans la guerre. Soit ! Je mène mon petit train et déballe ma marchandise, écoute.

Le 1er janvier. On travaille toujours à faire des chevalets vers la ferme de Heck. Le soir nous eûmes distribution de cigares, champagne, etc.
Toujours logés à Schmelzrunz, nous avons un bon poêle, le bois à profusion.
Le 2. Travail, j’ai comme sergent Simon un marseillais, bon garçon, très dévoué. Il édifie un grand abri, et en met de lui-même tant qu’il peut. Je passe chef d’équipe et ma foi je n’œuvre pas trop de mes doigts car mon équipe est composée de braves pyrénéens, mais qui ont besoin d’être surveillés, et une fois qu’ils n’ont plus la pelle ni la pioche en main, c’est dur pour leur faire faire quelque chose de bien.
Le 4. On nous apprend que c’est le lieutenant Lyons qui prend le commandement de la compagnie. Il commandait jusqu’à présent le peloton de mitrailleurs. Il a une réputation de bon chef.
Le 5. On me désigne comme éclaireur signaleur. Après le travail je vais apprendre le morse, cela occupe. C’est le lieutenant Baudoin, un marseillais, un peu loufoque, qui a remplacé le brave lieutenant de Gorbi. C’est lui qui dirige l’école de signaleur, mais ce n’est pas sérieux. Jusqu’au 15 travail, signalage, rien à signaler. Si des apparitions de toto. Je les combats par l’hygiène et la propreté. Mais pour se laver quelle misère, l’eau ne manque pas, mais il faut briser la glace, le savon ne prend pas.
Il faut frotter dur à la brosse. Heureusement que nous avons touché du linge, caleçon, chemises, bas de laine, chandails, passe-montagne. Vous n’aurez pas besoin de nous envoyer autant de colis.
Le 14. Mon caporal passe dans un autre service de convalescences, un nissard (ici tous les cachés sont de Nice) qui a pour nom Toselli, mais surnommé Joffre, C’est un maçon de son métier mais quelle jactance. Je comprends pourquoi les camarades l’on surnommé Joffre, on croirait en effet à l’entendre que Joffre n’arrivera à rien (j’entends le général en chef).
Le 19. Ma compagnie quitte la scierie et Schmelzrunz et nous montons occuper les postes de la Montagne Noire, rive gauche de la rivière Lauch. Le capitaine Lieutier, qui commande le bataillon par intérim est au sommet lieu-dit Villa Colette et toutes les compagnies sont échelonnées sur les pentes à notre gauche. Je crois que c’est le 6e bataillon territorial qui nous relève à la scierie et vers Heck.
Le secteur est toujours commandé par le fameux lieutenant-colonel de Guillebon, et notre brigade par le colonel Boyer.
Mon caporal Joffre, quatre chasseurs alpins dont je suis, occupons le poste no 2 assez isolé mais tranquille, et on y jouit d’une vue superbe. Sommes en contre-haut des boches, on les verra bien venir, si l’envie leur en prend. Une cagna pour dormir assez abritée avec un vieux poêle, un abri en cas de bombardement, une source, un boyau avec un poste de combat. Bref la Villa confortable, il n’y manque que l’ascenseur et certes il aurait son emploi, notre chef de section est à trois cent marches en dessous, et pour aller chercher la soupe aux cuisines, il faut en grimper presque autant, et cela demande une bonne heure. Mais le temps n’a rien à faire ici, on ne le compte que pour la faction, et encore, du créneau on a une telle vue, la ligne du Rhin là bas vers Colmar, derrière les villages de Sengern et Lautenbach. Là-bas au fond à gauche la plaine de Mulhouse. La Montagne Noire où nous sommes est un contrefort du Langenfeldkopf qui se relie à Kahlenwasen ou Petit Ballon 1268 m et qui est occupé par les Boches c’est leur meilleur observatoire et ils s’y cramponnent.

Le 15. Ce jour-là nous eûmes la visite du lieutenant-colonel Guillebon qui venait avec le colonel Boyer inspecter les avant-postes. Le fait était plutôt rare. Il passa en vitesse et n’eut pas ainsi l’occasion de nous dire des choses désagréables.
Je crois qu’il va se passer par là un peu de grabuge on sent cela, comment ? Je ne sais, mais un tas de menus faits dont la concordance nous émeut.
Au rapport de ce jour nous apprenons que l’ordonnance de feu le capitaine Deangelis a la croix de guerre. Pourquoi ? Probablement à la place de son patron. Il est vrai que c’est un nissard et ici il fait bon être de la Côte d’Azur mais pas de Marseille mon bon, oh non !
Le 17. Une patrouille va incendier une ferme à notre gauche que les allemands occupent par intermittence et d’où ils nous tirent dessus avant de se carapater.
Le 18. Rien à signaler par ici, les journaux nous apprennent la capitulation du Monténégro. C’est la première victoire des austro-allemands je crois, c’est pas épais.
Le 19. Des incendies s’allument dans la vallée en face de nous, les granges brûlent, est-ce les Boches ou notre artillerie ? Je ne sais, mais cela éclaire une partie de la nuit. La danse va commencer et en effet voilà les Boches qui dans la matinée se mettent à tirer sur Hilsenfirst avec des obus de tous calibres. Ils tirent des Quatre-Sapins en face la ferme de Heck et du derrière le Petit Ballon. À la fin de la journée nous avons compté plus de 900 obus dans la direction de notre lieutenant-colonel.
C’est que là-haut c’est un grand centre de ravitaillement. Il y a un câble qui monte de la vallée. Tout le ravitaillement des deux vallées de la Lauch et de la Fetch. Le 6e territorial, le 7e, le 5 e, le 3 e peut-être tirent une partie de leur ressource de là, plus les mulets qui font le va-et-vient tous les jours par la route. En plus de nos vieux bataillons ou plutôt des bataillons de vieux, ce sont les bataillons d’active du côté de Mittlach, la forêt du Herrenberg où se tient le 5e qui ravitaille les bataillons d’attaque, ceux de la maison forestière 760, ceux du sommet du Langenfeldkopf, 1000 m d’altitude environ.
Les régiments de ligne dont le 62e, etc.
Au camp de Brettspiele (j’orthographie ce nom de cent manières, je n’ai pas de carte détaillée et j’entends prononcer ces noms alsaciens ou allemands de tant de manières selon que c’est un nissard, un marseillais, un albigeois, un navarrais, un parisien ou un tourangeau qui l’exprime). Il y a eu neuf blessés pour 500 obus, le pourcentage est minime.
Le même jour les Boches ont envoyé quelques obus de gros calibre sur Saint-Amarin, j’ignore s’il y a eu de la casse.
Le 20. Un gros brouillard, l’artillerie se tait.
Le 21 et jours suivants, temps superbe on se croirait au printemps. Nous continuons notre villégiature.
Le 24. Notre lieutenant M. Lyons passe capitaine et nous l’apprend par le rapport journalier.
Le 26 à 3 h duel d’artillerie, la nôtre, incendie une usine à l’entrée de Lauterbach, de mon poste avec des lunettes je suis toute la phase du bombardement. Nos copains les artiflos placent ça avec la main, tout saute, tout flambe et j’admire la course éperdue des soldats allemands qui fichent le camp avec célérité. Personne se retourne voir s’il n’a rien oublié. Chacun son tour. Dans les bois qui nous font face et derrière les crêtes, nos observateurs signalent de forts mouvements de troupe.
Le 27. C’est la fête à Guillaume c’est pour cela peut-être que l’on fait autant de tapage. Du côté de la Fecht, il doit y avoir de rudes combats. Le soir nous apercevons de grandes clartés sur Colmar. Ça brûle par là. Des avions passent vers le soir se dirigeant vers l’Allemagne. On voit les projecteurs boches balayer le ciel de leurs pinceaux d’argent. Des éclatements ponctuent dans les cieux ces illuminations, de points rouges et noirs. De grandes clartés entre 9 h et 11 h vers le Nord-Est, d’après ma carte de Neuf-Brisach ou même plus loin Fribourg-en-Breslau. Les nôtres doivent mettre quelque chose aux Boches, cela venge un peu Paris. De mon observatoire je suis aux premières loges et ce soir je ne donnerais pas ma place pour celle du Grand Turc. Pourtant nous avons une alerte, les patrouilles Boches font un coup de main sur la scierie et le canon tonne fort vers Metzeral.
Le 28. Cela se calme un peu.
Le 29. Les Boches du Petit Ballon marmitent Colette ou se trouve l’état-major de notre bataillon et les cuisines, aussi la soupe a fait défaut et on tape sur les conserves. De fortes détonations nous ont un peu surpris, on apprend par la suite que c’est un dépôt de munitions Boche à Munster qui a sauté, bravo les gars.
Le 30. Il neige. Les journaux nous apprennent le bombardement de Paris par les Boches. Triste retour des choses. Ah quelle maudite chose que la guerre.
Le 31. Il gèle dur. Les quelques journées printanières dont janvier nous a gratifié sont parties, nous reprenons nos positions d’hiver et endossons à nouveau peaux de mouton et passe-montagne.
En somme pour ton neveu encore un mois d’écoulé, pas des mieux, pas des plus mal, on tient, faites comme nous les civils.
Cordiales embrassades de ton Jean

P.S. Ci-joint quelques croquis pris de mon observatoire. Le panorama de la plaine de Mulhouse, et le débouché de la vallée de la Lauch après Guebwiller. Les hauteurs immédiates que nous avons devant nous.
Probstel, la reculée de Linthal. Lautenbach, Merkswald ou se terre l’artillerie Boche, Sengern poste avancé des allemands.
Plus à notre droite vue sur le Grand Ballon, au pied duquel passent nos tranchées qui remontent à Gustiberg, viennent vers la ferme de Heck pour tomber à la scierie.
Les Quatre Sapins sont occupés par l’ennemi qui y tient de l’artillerie et des observateurs.
Une carte postale d’avant-guerre avec vue du Petit Ballon. Vue prise du côté Boche, c’est un peu flou.
Je continue mon PS. pendant un moment d’accalmie à la lueur des bougies, tout le monde ronfle dans la cagna, je bourre le poêle et attends l’heure d’aller relever la sentinelle qui est là à côté à son créneau.
Il est une chose que je n’ose exprimer tant il me semble que je blasphème, pourtant, ce que je ressens si souvent dois-je le chasser, je ne puis, et je vais te le dire.
Je n’ai pas encore vécu jusqu’à ces temps-ci, avant la mobilisation, ou plutôt avant mes premiers combats en Belgique. Ici on souffre, mais on vit avec intensité, d’une façon formidable. Le corps voudrait partir, et pourtant là dans l’action lorsque l’artillerie fait rage, accroupi dans un trou ou faisant le coup de feu avec le fusil qui vous brûle les doigts ou la baïonnette haute courir à la Mort, s’attendant donc à ne plus Être on Est. C’est horrible, c’est beau, c’est dégoûtant, c’est sublime.
Les secondes sont des heures. Et qu’est-ce qui se passe pendant cette gouttelette de temps, un monde de sensations, de pensées, d’actes, de réflexes infinis. Et autour de toi les bassesses humaines sont tellement mises à nu qu’elles en deviennent belles et quelle admiration pour les courages, les splendeurs de certains caractères où l’on croit voir autant de Bayard.
En écoutant certaines citations que l’on sait au dessous de la vérité on aurait envie de se mettre à genoux.
Et quand tout est redevenu calme après avoir vécu l’enfer, qui dépeindra ces minutes, avoir la plume d’un Hugo (rien que ça) être officier pour voir de plus haut (par moment seulement) au lieu du simple poilu que je suis ?
Un de ces matins derniers après une nuit d’alerte, de bombardements inouïs, où les sapins craquaient autour de nous, noirs de terre et de je ne sais quoi, collé contre la paroi de la tranchée le nez au créneau, ma vareuse et ma culotte trempée de neige fondue et de terre gluante, frissonnant de froid de sommeil, de ce je ne sais quoi qui tue un homme à la fin de la nuit, j’ai vu le soleil se lever là-bas sur la Forêt-Noire un brouillard rose sur la vallée dans les éclaircies de sapins, le canon s’était tu, les camarades assoupis dans le fond de la tranchée pas un bruit. Dans ce silence, ce calme devant cet horizon j’étais heureux. Pour qui sait voir et ressentir quelle minute, et quelle grâce à rendre à Celui qui m’a donné cet instant que je ne verrais ni éprouverais peut-être plus puisque la Mort est là à nos côtés sur notre tête.
Et j’ai du remords d’avoir joui de cette minute de recueillement car il y a ce souci constant ; mes bien-aimés, ces enfants, cette épouse qui priait en ce moment de leur réveil, pour moi en attendant mon retour avec impatience.
Et alors que ma pensée se reporte sur eux, je vois combien est sale et repoussante cette cagna, ce poêle qui fume, ces hommes qui ronflent, et la bise qui souffle au dehors, ce camarade au créneau qui s’impatiente car il est transi et que je vais moi aussi frissonner à mon tour et souffrir encore.
Je termine, c’est l’heure, le temps d’allumer ma bouffante au relent de tabac infect et qu’est encore un délice, je suis tout équipé, je signe et suis dehors.
Ton Jean

Au Schnepfenried et au Lengenfeldkopf
Haute Alsace
Le 29 février 1916
Nous débutons ce mois-ci toujours au même endroit. Poste 11 Montagne Noire, vallée de la Lauch mais nous n’y demeurons pas longtemps. Dès le 1er courant on nous enfile les peaux de mouton et les souliers à neige, ce qui est l’indice d’un prochain départ. D’après le rapport des cuistots nous irions au repos dans la vallée de Saint-Amarin ? Il neige. L’artillerie tape dur vers l’Armand. On se bat toujours là haut. Ici c’est plutôt calme, quelques coups de fusil par-ci par-là. Les postes boches, probablement identiques aux nôtres sont là dans un bois à 700 mètres de nous, on voit un peu la fumée de leurs cagnas, mais celles-ci sont si bien camouflées que nous ne pouvons pas les discerner autrement que par leurs feux.
Le 3 et le 4 le temps s’est remis au beau. Il passe des aéros boches sur notre bois, qu’est-ce à dire ?
Le 4 à trois heures de l’après-midi nous sommes relevés par le 213e de réserve. Nous montons à Hilsenfirst et allons coucher dans les baraques vers le col. Cette montée dans la neige fut assez fatigante et nous eûmes bien froid. Aux baraques rien pour se chauffer, un peu de soupe de pain fut notre seule boisson chaude et ensuite de la conserve. Nos baraques sont à courant d’air, enfin puisque l’on va au repos, patience !
Le matin du 5 on nous fait sortir de nos baraques à courants d’air. 4 h 30, on nous conduit sur le plateau de Hahnenbrunnen ou on nous aligne dans la neige pour passer la revue de ce cher (oh combien !) lieutenant-colonel de Guillebon. Nos gradés nous rectifient la tenue, nous bourrent de recommandations, c’est pire qu’en temps de paix quand on va passer la revue du général. On crie des ordres, on nous fait manœuvrer et voila cet officier supérieur, qui n’a ni la réputation d’un brave homme, ni d’un homme brave. C’est une figure bourrue sous un petit béret d’Alpin, assez gros, de bonne taille, le demi-sourire du chat qui tient une souris.
Les premiers hommes qui lui tombent sous la main sont de suite gratifiés de x jours de prison pour cravates absentes, ou autres défauts de tenue, il tance vertement les chefs de section et de compagnie, et nous fait un petit discours dont la bienveillance et l’encouragement sont bannis, pas même une de ces fortes paroles exaltant le devoir présent, ou quelque chose d’analogue mais quelques méchancetés, qui se termine par ces mots : « Je me moque de ce que l’on pense et me charge d’en faire encore voir au 7e ! ».
On ne sait que penser de cet homme.
Personnellement cela fait la troisième fois que je le vois, on sent dans ses discours une certaine animosité vis-à-vis du bataillon, il n’est pas sympathique pour un sou, et je comprends que personne ne l’aime, que tous le craignent.
De tous les racontars que l’on m’a débité sur lui, je n’en retiens guère, mais j’ai compris que plus d’un, hommes ou gradés a dû écrire ou agir en haut lieu contre lui, et que l’on a rien pu contre lui à cause de ses attaches avec le haut clergé ? Bref il est là, il est craint et haï de tous les corps de troupe qui sont par là et il le leur rend bien.
Du temps qui court je trouve cela idiot.
Enfin vers 9 heures il nous laisse partir et on descend, après avoir parcouru une partie de route des Crêtes, vers Wildenstein, petit village situé tout en haut de la vallée de Saint-Amarin à 550 m d’altitude et ou règne encore l’esprit boche. Je crois que j’ai déjà passé par là avec le 24e quand nous fûmes à Gérardmer.
Enfin on arrive dans le cantonnement qui nous est assigné c’est grand, c’est aéré, la paille est neuve et on pourra enfin se reposer. J’ai retrouvé ici les camarades Pelarey, Chamondain, Neviere que j’avais perdus de vue depuis longtemps. On cherche quelque endroit pour faire un repas qui ne sente pas la roulante, rien à faire.
Le 6 est un dimanche, repos, je vais à la messe, l’église est assez pleine quoique très froide. En sortant, on finit par découvrir une « Restauration » où nous pouvons faire un repas bien modeste pour 4 francs, ça c’est moins modeste et nos bourses s’en ressentent. Quoique depuis le 1er novembre on n’ait jamais eu l’occasion d’en dépenser à part pour les journaux et quelques menus objets pour 1 sou par jour on ne fait guère d’économie, mais enfin de se retrouver trois bons camarades, Neviere, Chamontain et moi les pieds sous la table, de causer un peu de la famille, et d’un tas de choses sans trop de contrainte cela délasse l’esprit comme un bon lit délasse le corps. Pour ce qui est d’un lit, ici rien à faire, les officiers seuls ont pu en trouver, et quelques rares sous-off.
Le lundi 7 exercice. Le lieutenant-colonel nous donne de ses nouvelles par la voie du rapport. Il constate que le 7e bataillon est celui qui a la plus mauvaise tenue, les hommes ne savent pas saluer, et nous sommes plus mal disciplinés que ceux du 5e ou 6e bataillon de chasseurs.
Ma foi puisqu’il le dit c’est peut-être vrai, mais à qui la faute. Le 5e et le 6e ont deux commandants très bons, très paternels, qui ne font pas du boni sur l’ordinaire et n’ont jusqu’à présent fait fusiller aucun chasseur, et pourtant leurs hommes sont à peu près de la même provenance que notre 7 e. Provençaux, ardéchois ou basques. Mais voilà il y a la manière, et Monsieur de Guillebon ne l’a pas.
En attendant on réforme la fanfare du bataillon et à l’après-dîner elle donne des concerts sur la place de l’église à la grande joie des indigènes, etc.
Jusqu’au 8 nous continuons à faire de l’exercice, du signalage, etc. Les Allemands ont lancé quelques gros obus sur Belfort, les nôtres tirent sur Dornach, Mulhouse, Stosswihr et Altkirch.
La neige tombe abondamment et nous travaillons surtout à déblayer les routes.
Le 12. Nos mitrailleurs montent en ligne, on craint des attaques par là.
Le 13. La neige ayant cessé de tomber je monte la route de Bramont ou je vais visiter les étangs qui sont au dessus du village. Il y a aussi une grande filature comme dans presque toutes les agglomérations du pays qui est très intéressant et en temps de paix on aimerait venir excursionner par là.
Je ne sais pourquoi, mais j’aime ce pays d’Alsace, malgré que je l’ai connu dans de mauvais jours, sous un aspect plutôt triste et moi-même dans un état peu enclin à voir la poésie des choses, j’avoue que de tous les pays que j’ai connus, après la Provence ce serait ici que j’aimerais venir. Les montagnes sont appréciables quoique moins pénibles que les Alpes, de grands bois où il y fait frais l’été, des vallées verdoyantes, aux jolis jardins, même des vignes. La vie doit être moins méchante que dans bien des pays de France, car même chez les pauvres gens on sent un certain bien-être. Les logis sont propres et gais, j’admire ces beaux poêles en fayence ou l’on ne brûle presque que du bois. L’alsacien est très poli, mais rien d’obséquieux, il est même un peu critique en quoi il est bien Français. Je ne crois pas que ce soit ainsi que dans la vallée de l’Amarin et sans faire comme l’anglais qui ayant vu la première femme à son débarquement en France qui était rousse, conclu que toutes les Françaises étaient rousses.
Je crois que toute la Haute-Alsace est à peu près semblable quoiqu’il y ait déjà une certaine nuance d’un village à l’autre. Ainsi j’ai jugé qu’à l’Amarin à Ranspach à Gasthausen on sentait plus l’amabilité qu’ici à Wildenstein ou qu’à Altenbach. Ici j’ai retenu en causant avec une famille chez qui Neviere et moi allons parfois nous chauffer, les Belzung, que l’on voudrait vite revenir Français pour avoir plus de liberté et surtout voir la laïcité et la séparation de l’Église et de l’État. Par ailleurs au contraire on m’a manifesté la crainte que une fois l’Alsace redevenue Française on en chasse les religieux et que l’on empêche l’exercice du culte. Tout comme en France les uns pour, les autres contre. Je ne les contredis pas, mais il en sera ici comme chez nous, la majorité décidera puisque l’on a le bulletin de vote, mais pas toujours en liberté car on nous fait souvent le coup de la carte forcée.
Je ne continuerai pas plus loin sur ce chapitre car je dirais peut-être des bêtises et je m’éloigne fort de mon journal de guerre.
La neige a été remplacée par la pluie et la Thur menace de déborder.
Le 18 notre repos est terminé et notre brigade avec le colonel Boyer secteur A sous-secteur AA rejoint en ligne. Les 2e et 4e compagnies partent aujourd’hui, et nous, la 3 e et la 1re partons le 19 à 10 h sous la pluie. Nous descendons la vallée de la Thur jusqu’à Krüt, et par la route en lacets nous grimpons jusqu’à la ferme de Trait en passant sous le Drehkopf, puis par la route des Crêtes et la route militaire, traversons le camp de Hilsenfirst. Nous sommes assaillis par une tempête de neige qui nous colle des glaçons à la barbe, et c’est trempés gelés que nous parvenons aux baraquements qui nous sont assignés pour passer la nuit, mais ces baraques ont souffert aussi, il y pleut la paille est gelée dure comme la pierre, notre vin idem. Heureux d’un petit colis conservé dans le sac et préparé par les diligentes mains de ma chère Marie. C’est dans la misère que l’on apprécie ceux qui vous aiment. Je crois que c’est pas aux Boches que nous allons livrer des combats mais aux éléments, froid neige pluie, etc. Cela commence.
Le 20 au matin au petit jour en route pour le Langenfeldkopf presque à hauteur du Petit Ballon et non loin de ce fameux piton où règne le Boche.
Nous longeons des grandes vallées, traversons le camp Saint-Hubert en contre-bas de la route et où les troupes qui sont là en réserve ne sont pas précisément au sec. Nous arrivons vers 11 h aux positions que nous devons occuper. Ma section étant en réserve nous allons loger sur le versant NO dans une hutte à ras de terre, où pour combattre l’humidité il faut faire du feu tout le jour et on s’enfume continuellement. C’est tout à fait Esquimau. Le temps est clair mais le froid très vif. Le vent accumule la neige qui forme en certains endroits de véritables montagnes. Les tranchées et petits postes sont sur la crête à 1000 mètres d’altitude, où la bise souffle tant qu’elle peut. On a de là une vue splendide sur toute l’Alsace vers la Bavière, la Forêt Noire, les Alpes Suisses. Derrière nous les hautes crêtes des Vosges.
Ma section est de travail et de corvée. Nous assurons le ravitaillement de tous les postes de la compagnie. Le plus éloigné que l’on appelle le Fer à cheval en continuation du Schnepfenried (je ne garantis pas l’orthographe de ces noms germaniques). Ce sont des corvées très pénibles et où on a de la peine à arriver avec la soupe chaude. Heureusement que les copains ont du feu pour la réchauffer.
Non loin de notre position se trouve le fameux « bois en brosse » où d’après les communiqués du milieu de 1916 la 6e compagnie du 7e bataillon actif a résisté si longtemps à un encerclage ennemi. Autant que les petites cartes que j’ai consultées me permettent de nous situer dans le haut de la forêt de Steinberg. Cela m’ennuie de ne pouvoir jamais situer exactement nos positions. Impossible de trouver une carte d’état-major de la région. À part une coupure de carte allemande trouvée dans une cagna je n’ai rien pu trouver d’assez détaillé jusqu’à présent. Je ne puis me fier qu’aux dires des agents de liaison et des cuistots qui passent pour les mieux renseignés de l’armée Française. On entend le canon vers Altkirch du 22 au 24, auquel succède un autre bruit sourd et lointain qui nous a d’abord fait faire mille suppositions, et qui est la canonnade de Verdun.
Il faut que cela barde dur par là-bas pour que nous en ressentions l’écho jusqu’ici malgré la tempête et la neige.
Le 29 nous eûmes un temps épouvantable, jusqu’au 27 il nous fallut toutes les nuits aller déblayer les postes de sentinelles qui étaient constamment enneigés, nous-mêmes ne pouvions travailler plus d’une demi-heure sans être gelés, nos vêtements durcis comme des planches, l’haleine qui se congelait sur nos moustaches et barbes, collait nos passe-montagnes à même la peau. On travaillait à tour de rôle pour déblayer le boyau d’accès et le créneau, et à mesure que l’on rentrait au poste si on s’approchait du poêle nos vêtements semblaient des gouttières et l’eau ruisselait de partout.
Ce fût trois nuits et trois jours terribles, on en aurait pleuré parfois tant la souffrance était vive, et de plus, le travail est très mal conduit, les gradés brillant par leur absence, c’est qu’il fait meilleur autour d’un poêle qu’autour de nous.
Enfin le 29 la tempête se calme et nous pûmes un peu nous reposer. Si le mois à venir pouvait nous être plus clément en attendant la fin de ce cauchemar qu’est la guerre. Mes notes sont hâtives, et mal éclairé, faute de bougies nous nous servons de la graisse que l’on distribue pour les pieds, étalée dans une boîte de conserve, une mèche de coton qui y sauce, voila notre luminaire, cela fume mais avec la fumée du poêle cela se confond, et à la guerre comme à la guerre, les copains de Verdun en voient de pires.
C’est encore les chasseurs qui prennent la pilule là-bas. Le colonel Driant et sa brigade ont pris quelque chose, on devrait bien y envoyer Guillebon, s’il marche devant comme Driant je vais avec lui, mais…
Au revoir cher Oncle. Au mois prochain.
Jean Marcerou

 

A Rochette

(à gauche de l’Armand) ce 31 mars 1916 (2e printemps de guerre)

Cher Oncle

 

Notre garde sur les sommets d’Alsace serait monotone si ce n’était la nature qui nous secoue rudement tant par la rudesse des éléments souvent déchaînés contre nous, ou bien par les splendeurs que le soleil jouant sur la neige à travers les sapins nous dévoile, (à qui sait voir bien entendre). Notre bataillon a encore changé de poste comme tu vois, c’est la bougeotte.

Le début du mois se passe au sommet du Langenfeldkopf (ouf !) mais le dégel étant survenu, nos grands chefs ont jugé que ce n’était plus la peine de tenir des chasseurs là-haut et on nous a rapproché de nos frères en bleu et remplacé par des lignards.

Nous avons eu pourtant cette première quinzaine pas mal de mauvais temps. Au début du mois je fus désigné comme agent de liaison entre le PC de compagnie et les sections en ligne. Besogne fort pénible dans cette neige pour un homme de ville qui ne sait marcher ni en skis ni en raquette.

Le 5 surtout une bourrasque de neige ensevelit toute notre organisation et dans la soirée j’eus des ordres à porter à la section la plus éloignée, à notre gauche sur le plateau. À l’aller ce fut encore facile, mais au retour ! Enveloppé par les flocons de neige qui tourbillonnaient autour de moi, je n’y voyais goutte, et le réseau de fils barbelés que je suivais avait disparu. Impossible de m’orienter, et je piétinais sur place pendant un gros moment dont je ne sais trop la durée et commençais à m’inquiéter, n’osant bouger de peur de m’égarer chez le Boche ou glisser dans une ravine, quant à passer la nuit là sur place j’en augurais qu’au matin je ne serai qu’un bloc gelé dans la neige. Et fort penaud et transi, j’attendais une éclaircie quand tout à coup une forme noire se dresse devant moi, je sursaute et crie « Qui va-là ?

« Eh bougre, tu vois pas que c’est ton capitaine, qu’est-ce que tu fous là ?

« C’est vous mon capitaine (je reconnais la voix de M. Lyons). Et bien je bénis Dieu de vous envoyer ici car vraiment je crois que j’allais coucher là, à moins que vous aussi ne soyez égaré ».

C’est face-à-face, nos passe-montagnes se heurtant presque que nous conversions, car la voix s’assourdissait dans cette ouate glacée. Ce brave M. Lyons faisait souvent des rondes la nuit d’un poste à l’autre et plus entrainé que moi, il marchait dans les lignes presque les yeux fermés.

Il me remit rapidement dans le bon chemin. Il était tard, quand après avoir rendu compte de ma mission au bureau je rentrais au poste, ou tout de même je me sentais mieux que sur le plateau.

Le 11. Nous reçûmes une cinquantaine d’obus sur nos abris sans trop de dommages, et pourtant c’était des “maousses” 210 et 130 calibrés, un de ces derniers à parcouru horizontalement 5 mètres de terre traversant le talus, et le parados d’une tranchée sans compter l’épaisseur de neige qui était pourtant considérable.

Le 14. Nouvel arrosage, un blessé un brave nissard qui ne sut s’il fallait pleurer ou rire car il avait la BH (lire Blessure Heureuse).

Évacuation, perme, la Côte d’Azur, etc.

Enfin le 16 dégel et bruit de départ. Cela barde du côté de l’Armand, alors diables bleus et diables vieux vont de pair.

Le 16. La relève à lieu à 10 h du soir, c’est le 50e régiment d’infanterie qui prend nos places. Départ dans la nuit, il fait un froid, on glisse sur le verglas, le sac est lourd et la descente longue et rude. Cette marche ne s’arrête qu’à Krüth dans la vallée de Saint-Amarin où nous fûmes à 8 h 30 du matin. Notre but étant Bischwiller, pour nous éviter une nouvelle étape on nous offrit de prendre le train et ce furent les wagons Boches qui nous portèrent à destination.

Et c’est sans vergogne que dans l’usine à usage de teinturerie pour toiles, qu’on se jeta sur la paille sinon pour dormir, au moins pour se déchausser et se reposer.

Depuis la veille que l’on marchait il était temps d’arriver. Dans cette usine de Bischwiller impossible de se reposer, surtout en plein jour aussi la soupe avalée on se débine à trouver le cantonnement.

Le 18. Le rapport nous annonce que ce jour sera jour de repos, mais en alerte, c’est-à-dire qu’il nous faudra garder constamment l’équipement, les sacs montés, etc. Cela n’empêche pas de fureter à travers le village, malgré que vers 10 h un avion boche nous survole audacieusement sans soucis de nos tirs aériens. Et le résultat de nos recherches est de trouver une bonne vieille qui consent à nous faire un dîner de civil. Et nous sommes quelques uns à goûter les pommes frites à l’étouffé, la salade de choux et un bon rôti qui nous change de la barbaque du ravitaillement, quoiqu’il en vienne peut-être par des chemins détournés, mais il n’est que la foi qui sauve. Les pieds sous la table, un bon poêle qui répand sa chaleur dans la pièce, quelques gais compagnons font oublier les souffrances passées et les mauvais jours à venir.

Le 19 au matin j’ai obtenu un laisser-passer pour aller visiter Thann à quelques kilomètres de là. C’est une fort jolie ville où la guerre met un mouvement une activité qui ne doivent pas lui être habituelle. La cathédrale surtout m’a fort intéressé, c’est en petit une réplique (à ce qu’un indigène me dit) de la cathédrale de Strasbourg. Ses grandes flèches ajourées au travers desquelles on voit le ciel bleu, à l’intérieur des fresques anciennes à-demi effacées où l’on voit des pandours du XVe et XVIe siècle, etc. Ce qui m’intéresse encore en dehors de la cathédrale c’est la Pâtisserie qui est sur la grande route non loin de là. Une gente alsacienne nous vend d’excellentes pâtisseries. Mais il paraît que parfois la dégustation en devient tragique car la pâtissière nous montre ses miroirs brisés par les éclats d’obus qui éclatant sur le pas de la porte tua un officier devant son comptoir et fit les dégâts que nous pûmes constater. Nous ne nous attardons pas trop car il fallait être rentré à Bischwiller avant la soupe du matin.

Nous pûmes admirer dans Thann de charmants sous-officiers en tenue de fantaisie qui certainement ne devaient pas aller souvent aux tranchées, fils de quelques légumes ou de politiciens, secrétaires d’état-major ou conducteurs d’autos, mais qui il faut le reconnaître étaient exposés ne serait-ce qu’en allant manger des glaces à la pâtisserie moins veinards que nous qui avions en ligne de bons abris faits en rondins et terre pour nous abriter à ce qu’on dit du moins.

À notre arrivée au cantonnement une surprise nous attendait. Ordre de départ à 1 h pour les premières lignes, repas froid, maximum de cartouches, etc. Effectivement, on s’ébranle à 1 h de Bischwiller. Prenons la route dans le vallon entre Viller et Bischwiller direction Nord-Est. À la tombée de la nuit nous arrivons à gauche de la côte 1129 au col, là on fait une pause un peu longue, chaque unité franchissant le col au pas de course à cause des arrosages d’artillerie que l’ennemi dispense largement sur ce point.

Ensuite c’est la descente sous les sapins, on n’y voit goutte, et je t’assure, que le diable m’emporte mais je ne saurais jamais retrouver le chemin où l’on nous fit passer. Enfin après bien des descentes et des montées vers 8 h 30 nous arrivons dans une tranchée noire comme un four. Un agent de liaison demande une sentinelle pour relever celle de son unité qui est là, je suis désigné, me voilà mon sac à côté de moi dans un boyau sans que l’on m’ait exactement renseigné sur la position de l’ennemi que je finis par repérer grâce aux fusées que ses gens lancent de temps à autre.

Je suis vanné, vidé, depuis le 16 que l’on marche, juste une nuit de repos aujourd’hui, on a tricoté quelque chose. Aussi les jambes me rentrent dans le ventre et je ne jurerais pas d’avoir fermé les yeux quelques instants au risque du Peloton d’exécution si j’avais été surpris dans cet état. Heureusement le sentiment du devoir a pris le dessus et c’est les yeux bien ouverts et l’oreille tendue que la relève me trouva. Mais quand étendu sur la paille pourrie dans l’abri j’eus desserré les molletières je m’endormis à point fermé.

Je fus réveillé vers le milieu de la matinée du 20 par un bon gros lieutenant qui n’était autre que le brave ami Frelet André sous-lieutenant au 64e. Ce bataillon était à notre gauche et ce brave André ayant eu vent de notre arrivée était venu aux nouvelles de ton neveu qu’il savait au 7e bataillon de Ch. T. Quelles furent nos embrassades, comme nous avons causé de Marseille, de notre jeunesse et souhaité la fin de ce cauchemar hideux qu’est la guerre. Il m’a raconté les péripéties de son bataillon depuis son départ de Villefranche en septembre 1914 et comme il était présentement sous-lieutenant. Il en a vu de dures lui aussi. Le jour où je fus blessé nous n’étions pas loin l’un et l’autre, mais ce n’était pas le jour de faire des visites. Bref le service nous ayant rappelé l’un et l’autre nous nous séparâmes en promettant de nous revoir.

Grâce à lui j’appris que nous occupions la gauche de l’Armand et lui vers Kohlschlag. Notre position est paraît-il pépère. En effet on y est assez tranquille.

Nous avons eu beau temps jusqu’au 26. Ce jour là André m’a fait tenir une invitation pour aller dîner avec lui dans sa cagna. C’est avec joie que je m’y suis rendu mais là il m’a annoncé une nouvelle qui m’a un peu navré, il était désigné pour le 59e bataillon de chasseurs et notre repas était son repas d’adieu. Il m’a présenté à son successeur le sous-lieutenant Lacroix, un charmant garçon. À la nuit il fallut se séparer et c’est aux lueurs des fusées que j’ai rejoint mon escouade après mes adieux à ce cher André qui est presque un frère pour moi.

Le 27. Pluie.

Le 28. De grands combats se livrent à notre droite, les 27 e et 28 e bataillons de chasseurs attaquent à l’Armand et nous sommes en alerte. Quelques fusillades par-ci par-là, des envois de grenades à fusil de part et d’autre, pas trop de mal. Je ne sais quel est le résultat de ces combats car le communiqué ne dit jamais rien de positif, et ici les nouvelles ne parviennent que par le rapport des cuisiniers, un peu sujets à caution. Le mois s’achève avec un froid un peu vif et pas trop de mauvaise humeur de la part de ton neveu qui te dit au revoir.

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Jean Marcerou


Le 30 avril 1916

Cher Oncle

Le 1er. Rien de nouveau dans l’Alsace.
Cela barde toujours à Verdun. Ça c’est le communiqué « Poilu » !
Ton neveu est toujours dans les tranchées à gauche de l’Hartmannswillerkopf (Ouf !) c’est plus facile de l’écrire en français, l’Armand et tous les bataillons de chasseurs savent ce que cela veut dire. L’Armand, du sang, de la boue, des nuits sans sommeil, des jours sans pain, mais des grenades, des mines, des obus et des balles, il en tombe autant que de l’eau, là à notre droite, et pourtant il pleut et il fait des orages, nos abris sont des lacs et les boyaux des torrents.
Le 2. J’ai eu un peu de « filon », et le filon c’est quelque chose qui n’a pas de prix en ce moment, il y en a qui ont le grand filon d’autres comme ton serviteur qui en ont rarement jusqu’à présent, c’est un petit bout de ficelle, bref je suis le cartographe du bataillon, ce qui m’exempte de prendre la garde le jour, mais non la nuit, ce serait trop filon.
Notre bataillon est en ce moment commandé par le capitaine Lieutier, depuis que nous avons laissé l’ineffable de Guillebon dans la vallée de Saint-Amarin où il fait le gendarme. La division ayant demandé un plan détaillé des ouvrages de défense de notre secteur, le capitaine commandant a fait demander quelqu’un capable de lever des plans. Me souvenant avoir fait dans ma jeunesse des « topos » je me suis présenté je fus agréé et me voila présentement le jour au bureau du petit état-major à coordonner des plans et croquis.
Chaque matin je quitte mon groupe de guetteur avec ma musette garnie et je monte au PC de bataillon tout à fait à notre droite vers l’Armand. Voir le croquis cavalier ci-joint.
Depuis le départ de la Meuse je n’ai jamais plus eu aucun rapport avec aucun chef autre que notre commandant de compagnie et cette fois je fais connaissance avec tout ce petit état-major qui gravite autour d’un chef de corps.
Le capitaine Lieutier ou Lautier, le plus ancien capitaine du bataillon, un bon vieux bien affable et tout à fait le père de famille.
Le lieutenant de Nice adjoint le sous-lieutenant Pachiandi, renseignements, etc. C’est sous les ordres de ce dernier que je travaille, un chic garçon. Je suis assez bien. Cela dure huit jours et on me renvoie à ma compagnie le travail étant achevé, cela n’a pas été long, j’ai posé un jalon pourtant.
Le 8. En arrière on organise des douches où chaque escouade se rend à tour de rôle, mais elles ne sont pas chauffées et par le temps qui court c’est plutôt désagréable et d’une utilité fort contestable. Je préfère les jours qu’il fait beau me laver en détail au petit ruisseau qui coule non loin de notre sape. Il est vrai qu’il en est qui ne se lavent jamais, la douche quand ils ne l’esquivent pas peut être pour eux profitable !
Le 10. Nous apprenons que les permissions sont suspendues pour la 7e armée, depuis que j’attends la mienne, cela ne m’avancera pas.
Du 10 au 12. Nos 75 arrosent les tranchées d’en face je ne sais trop pourquoi, ils étaient pourtant calmes jusqu’à présent, aussi se font-ils méchants à leur tour et à force de tirailler sur nous, ils nous tuent le camarade Lautheri, un nissard, au moment où celui-ci passait un boyau alors qu’il portait la soupe. Voila quatre orphelins de plus et ce n’est pas fini. Là-bas dans un village des Alpes-Maritimes une femme, une mère, attendront longtemps des nouvelles, et puis le faire-part. C’est la guerre ! On dit cela comme les arabes disent « C’est écrit » et puis le train-train continue et l’on pense à autre chose. Cela barde à droite, les Boches canonnent la 1re compagnie. Échange de torpilles.
Le 13. Cela se calme.
Le 14. Il tombe de la neige, c’est hors saison. On empile des sacs de terre.
Le 16. On essaye d’envoyer des torpilles nouveau modèle sur les boches, une s’arrête chez nous et tombe sur une cagna de sous-officiers. Le capitaine et un autre officier de je ne sais où ont cru constater que les guetteurs dans leur poste de guet ne voyaient pas suffisamment, ont décidé de faire prendre la garde sur des échelles appliquées au parapet de tir. Deux heures de faction là-dessus sont pas très amusantes d’autant plus que les parapets sont en sacs de terre et tiennent un équilibre plutôt instable, mais cela personne ne veut le voir.
Le 20. Le capitaine et moi faisons une tournée pour étudier l’emplacement d’une ligne de tranchées de retraite avec réseaux de barbelés. Je relève les emplacements et dresse un plan qui sera soumis à l’échelon au dessus.
Le 21. On nous sert des harengs salés, tels qu’ils sortent du baril, sans aucun apprêt, inutile de dire que personne n’ayant pu avaler cette saumure, tout cela a été gaspillé. Et on fera des rapports que les hommes n’aiment pas cela. Paresse ou incurie.
Le 22. Les journaux nous apprennent que les Russes venant de Vladivostok débarquent à Marseille. Ces braves garçons auront fait un beau voyage.
Le 23. Jour de Pâques, il pleut de l’eau et des obus. Le ravitaillement n’a pu avoir lieu, pas de cuisine on bouffe des conserves. Je suis avec ma section dans un poste d’écoute. C’est un boyau perpendiculaire à notre ligne de tranchée qui se termine en T comme tu peux le voir sur le croquis. Les parapets sont faits de sacs de terre, car le terrain constitué par des rochers est dur à travailler et ensuite comme nous sommes en contrebas du Boche il y a intérêt à être relevé. Le capitaine a ordonné de construire un abri couvert car l’ennemi nous envoie des grenades à fusil qui retombent radicalement dans la tranchée et sont très dangereuses. Mais voila que le caporal chargé de ce travail est le fameux X dit Joffre ! D’une compétence toute verbale, il nous fait besogner pour rien. Un brigadier d’artillerie vient à propos lui donner quelques conseils, mais… Pour ne pas être embêté par ce Joffre dans ses élucubrations je préfère rester au poste de guet. J’ai repéré des travailleurs ennemis qui font des travaux de terrassement pour se rapprocher de nous vers notre droite. J’ai aménagé deux créneaux avec nos sacs de terre un pour l’observation l’autre pour le tir, car comme j’ai constaté, il y a pas loin des observateurs ennemis qui ne perdent rien de ce que nous faisons, et lorsque je tire du créneau de tir la flamme produite par mon fusil est aussitôt repérée ce qui fait que le collègue d’en face a son tour fait mouche dans ce créneau et le jour de Pâques je n’avais pas plutôt retiré mon fusil qu’une balle bien ajustée me frôlait l’oreille, et comme je tiens beaucoup à cet appendice, je me suis mis à constituer un autre créneau avec un bouclier en acier qui porte un obturateur masquant ainsi le trou du tir et je cherchais à constater le résultat de mes tirs par le créneau bien camouflé d’observation. Comme l’on devient féroce à la guerre, faire un jeu d’une cible humaine, quelle horreur.
Le 26. Aujourd’hui j’ai encore fait quelques cartons sur les travailleurs ennemis, il y en a même un qui m’a signalé zéro avec sa pelle, mais je me méfie de quelque coup de traîtrise, car ces travaux d’approche ne se font pas sans but déterminé, j’ai déjà signalé plusieurs fois le fait à nos officiers, mais j’ai compris qu’il valait mieux ne pas insister, et même dans les tirs que je fais pour gêner ces travaux d’avoir à me modérer. Ne cherchons pas à comprendre. Il ne faut chez nous même pas faire le moindre bruit alors que l’ennemi pioche, tape, fait des mines à deux pas de nous.
Les journaux nous annoncent que Wilson a envoyé une note à l’Allemagne, ce que Guillaume doit s’en f…….. ficher.
Le 28. J’ai eu la douleur d’apprendre la mort de l’ami Charmontin un bon camarade depuis Villefranche qui a été fauché par la mitrailleuse Boche alors qu’il nettoyait le dessus de sa cagna. Il était à la 1re compagnie. C’était un ardéchois, un bon et doux homme, père d’une famille assez nombreuse. J’avais une grande sympathie pour lui. Ah cette guerre !
Je termine ma lettre sur cette nouvelle attristante, aujourd’hui lui, demain nous et pourtant j’ai toujours bon espoir.
Aujourd’hui le 30 le temps est beau le printemps est dans l’air et on ne peut malgré tout qu’être optimiste, au diable le cafard.
Affections de ton

Jean Marcerou

À Bischwiller
Le 31 mai 1916

Cher Oncle

Nous voici au repos depuis hier après 70 jours de tranchées à gauche de l’Armand comme tu sais. Nous n’y fûmes pas très malheureux, sauf ceux que nous avons laissés et qui dorment dans un petit enclos de Kohlschlag.
J’ai même failli avoir de l’avancement. Le capitaine voulait me nommer caporal fourrier, je lui objectais ma vilaine écriture, et que certainement il trouverait mieux à la compagnie. C’est que je n’y tiens pas du tout, c’est le plus mauvais poste actuel à cause du sergent major X, un nissard croupier au Casino de Nice, très autoritaire c’est lui le vrai commandant de la compagnie et par dessus tout mauvais caractère. Je me verrais pas du tout à mon aise avec lui constamment, je préfère prendre la garde, il n’y a que le Boche qui m’embête et ma foi je puis lui répondre. Et puis j’ai toujours espoir que l’on demande un dessinateur à l’arrière, et alors !
Rien de bien spécial ce mois-ci dans notre secteur je ne puis donc guère causer que de moi, ce Moi haïssable dit-on mais pourtant. J’ai été un peu fatigué la première semaine du mois, changement de saison, lassitude, je ne sais. Il m’a fallu redoubler deux fois la garde du petit poste no 1, c’est très pénible, pendant les cinq jours que cela dure on ne peut guère dormir, et il faut toujours travailler.
Il est arrivé aussi un marseillais nommé Fourcade qui nous a dépeint Marseille d’où il arrive de passer une convalescence, sous un jour pas trop triste. Les civils ne s’en font pas paraît-il. Il y a une grande intensité d’affaires, tout le monde gagne de l’argent, les théâtres et cinémas sont pleins, enfin l’arrière tient. C’est l’essentiel paraît-il, mais ne pourrait-on pas changer un peu. Je crois qu’il nous apporte de mauvais miasmes car depuis nous avons tous le cafard dans la section.
Nous avons appris qu’un nouveau commandant nous était arrivé, le capitaine Chicotot, un médecin parisien très pistonné. J’ai du organiser un peu les tranchées de soutien que l’on construisait en arrière d’après mes croquis, cela me sortait un peu du poste. Mais le 5 mai, les Boches ayant probablement repéré le travail ont envoyé une demi-douzaine de gros obus qui ont démoli tout l’ouvrage fait, même un abri d’infirmiers où ces derniers furent ensevelis sans grand dommages d’ailleurs.
Je refais de nouveaux plans avec travaux d’amélioration de la première ligne elle en a besoin. On nous fait parvenir quelques bombes à fusil pour pouvoir répondre à ceux de l’ennemi qui nous a encore blessé un homme, l’ami Flotte.
Le 18. Il paraît que l’on a abattu un aéro Boche sur le sommet de l’Armand, ce serait des aviateurs volontaires américains.
Jusqu’au 29 rien de bien, bombardement de l’Armand. Un peu du 69 sur les ouvrages Boches en avant de nous, sans grands résultats. Une alerte au petit poste 1. Un soir les boches ayant lancé quelques grenades un chasseur a crié « Aux armes », notre escouade qui était dans la tranchée en arrière s’est postée rapidement sur le boyau conduisant au PP et une fusillade nourrie, sur quoi ? J’en sais rien. Voyant que le Boche ne réagissait pas j’ai pu obtenir des gradés qu’ils fassent cesser le feu car ils avaient, sergents et caporaux, plus les foies que la sentinelle qui avait crié. Le feu cessa mais ce ne fut pas sans peine. C’est avec tristesse que j’ai constaté combien la discipline du feu était médiocre chez nous et combien une panique aurait raison de nous. C’est que les gradés se contentent à tous les échelons de jouir des avantages que leur confère leur grade, mais de là à faire faire les exercices ou théories voulues pour avoir bien les hommes en main c’est trop de boulot, et puis les hommes n’aiment pas ça car ils ne se rendent pas compte que leur sécurité est en jeu. Mais ce qui me console c’est que ceux qui sont en face doivent être dans le même cas, quoiqu’on dise de la discipline prussienne. (Nitcheva).
Le soir à 7 h nous fûmes relevés par le 6e chasseur territorial, et sac au dos nous redescendîmes rapidement dans le fond du vallon où nous devions reprendre le chemin du col. Ce qu’il était lourd ce sac depuis déjà dix semaines que l’on ne marchait plus, aussi c’est avec soulagement qu’après avoir grimpé et passé le col nous le confiâmes aux muletiers qui devaient nous les porter jusqu’à Bischwiller où nous sommes arrivés hier matin à 1 h, mais il fallut attendre dans la rue jusqu’à 8 h que l’on nous ai trouvé des cantonnements. Pas étonnant, de Guillebon est major des cantonnements !
Voila encore un mois d’écoulé toujours dans la même situation. Qu’augure-t-on à Marseille, pas la fin encore ? Ici rien ne fait prévoir un arrêt dans cette guerre.
Au revoir cher Oncle

Jean Marcerou

Sur les pentes de l’Armand
Le 30 juin 1916

Cher Oncle

Voila un mois qui marque dans mes annales. La permission tant attendue. Mon premier galon (à mon âge !). Bref toute une série d’événements sauf l’essentiel tant attendu « La Victoire » c’est-à-dire La Paix. Mais suivons l’ordre des faits.
Le 1er. Repos à Bischwiller. Visite à Thann et y souper furent nos premiers soucis. Je ne me rassasie pas de visiter cette superbe cathédrale du XIVe et XVIe siècle que l’on dirait neuve. Seul le porche est invisible masqué qu’il est par des sacs de terre. J’admire ces superbes boiseries des stalles et des orgues. Que de guerriers de toute nation ont du franchir ce seuil depuis les pandours du xve aux soldats de Turenne, de l’an II, de Napoléon, et toutes les races germaniques et mêmes slaves. Quel bon souper avec ces charcuteries alsaciennes la choucroute et le petit verre de chnick défendu. Bref bonne journée pour qui sait voir.
Du 2 au 8. Toujours à Bisch. On nous vaccine contre la typhoïde. Cela me donne la fièvre, je ne peux plus remuer de mon cantonnement de deux jours, cela ne va pas, maux de cœur vertiges faiblesse, et je pense aller en perme. Quelle guigne. Le 5 on nous emmène faire l’exercice et le 6, départ en perme.
À 7 h 30 je prends le petit train à Bischwiller, déjeuner à Wesserling et là l’autobus pour Bussang. Dîner et le grand train à 3 h 49 pour la France. Hourrah ! Je ne te décrirais pas Bussang je ne sais comme il est fait je ne connais que la gare, tout est là pour nous ! De mes passages à Remiremont, Épinal jusqu’à Sewen, pays inconnus mais gare régulatrice pour permissionnaires, je t’en dirais guère. Tout cela s’est fait de nuit. Ensuite Dijon Chagny Lyon et Tarascon. Cela fait déjà deux jours d’écoulés et je ne suis pas rendu encore. Heureusement que le voyage ne compta pas.
Le 8 à 4 h 30. Départ de Tarascon. Voilà notre Midi, le cœur se dilate, on est content. Montpellier Bedarieux Tournemire Saint-Affrique trop tard pour prendre le courrier, obligé de coucher à l’hôtel et de passer ma matinée du 9 ici. C’est le quatrième jour, c’est long, mais ce qui console c’est qu’on entend plus passer les obus, ni les aéros à croix de fer. Enfin à 2 h 30 la potache à chevaux et à 9 h 30 j’étais dans les bras de ma femme qui m’attendait à la voiture avec un méchant parapluie et tandis que je l’embrasse je sens couler ses larmes. Ma Juliette est là aussi, et à la maison de la mémé, la grand-mère et la petite Mireille, le petit Paul qui est couché mais qui se réveille vite pour croquer quoi, une galette de soldat. De mes six jours de permission je ne te dirais rien c’est un rêve. Je n’ai pas quitté ma famille, car même pour aller aux champs aider à la fenaison personne ne me quittait d’un pas, sauf pourtant le jour où il m’a fallu aller faire signer ma permission à 14 kilomètres au lieu-dit Montélimar où se trouve le poste de gendarmerie. Heureusement que la marche cela me connait. J’ai avalé mes 28 kilomètres en vitesse, et dire qu’à Marseille on trouve trop loin pour aller à la place. Bref cette permission trop vite passée s’est terminée le 19.
Le 16 il a fallu repartir à 3 h 30 par le courrier.
Ayant trouvé le chemin long pour venir et craignant des observations à mon arrivée au corps, j’ai demandé au chef de gare de Tournemire qui fait fonction de commissaire de gare, de m’indiquer un itinéraire. Oh la la ! Celui-là m’a envoyé à Marvejols où il m’a fallu coucher. Je dois une gratitude au patron du Grand Hôtel qui m’a hébergé et m’a fait payer l’énorme somme de un franc pour coucher et déjeuner le matin. Celui là n’est pas un mercanti. Quel bon lit et quelle gentillesse. Cela fait plaisir de rencontrer de braves gens comme cela. Un camarade qui était avec moi ne voulait pas rentrer dans cet hôtel qu’il trouvait trop luxueux pour sa bourse, le lendemain matin ce brave garçon nous avoua qu’on lui avait fait payer sept francs dans une gargote où on le fit coucher avec des draps douteux et pleins de punaises.
Il était navré de ne pas être venu avec moi.
Ce que fut mon voyage de retour, une promenade au centre de la France, je crois que le commissaire de gare voulait me faire voir du pays.
Le 17. Je quittais Marvejols, c’était le deuxième jour. On m’envoya à Saint-Flour, jolie ville auvergnate que j’eus largement le temps de visiter, de là à Nevers par Brioude où j’arrivais le 18 à 2 h 30. Troisième jour.
De là à Dijon et j’arriverai à Bischwiller le soir du cinquième jour.
Mon bataillon était remonté en ligne, je m’adressais au fourrier pour coucher et manger. Celui-ci trouva que j’avais mis beaucoup de temps. Six jours de perme, neuf jours de voyage? Pourtant ! J’apprends que je suis nommé caporal, ça c’est une surprise. Je savais que le capitaine Lyons y tenait, pas moi, j’espérais plutôt une place à l’arrière. Enfin !
Le 20. Je monte rejoindre ma compagnie aux tranchées. Le bataillon est sur la pente droite de l’Armand, son aile gauche presque au sommet et il me faut grimper jusque là en plein jour, cela barde mais ma compagnie qui est à l’extrême droite, à la carrière a le plus de chance. Je redescends par là et j’arrive juste pour manger la soupe. Le chef me confirme ma nomination et m’envoie à la 8e escouade où je suis affecté.
Notre poste est à la droite de l’Armand dans une carrière abandonnée, j’assure la garde de trois postes avec trois sentinelles dont deux à découvert. Il passe de nombreux avions qui se dirigent à l’Est venant de la direction de Belfort, les mitrailleuses ennemies les saluent.
Du 26 au 30 je souffre de l’estomac.
Le 29. On est partis de la carrière pour le camp Wagram, avec la pluie.

Je suis affecté à la deuxième section, sergent Gautier des Charentes. Chabert de Rognes.
J’écris tous les jours tantôt à Marie, ou à mère, à toi, aux annales.
Le 30. Encore à Wagram mais on doit partir demain pour Roches Dures. Il fait beau temps.
Les nouvelles de la guerre sont assez bonnes à ce que je lis dans les journaux. Offensive dans la Somme. Les Russes progressent ainsi que les Italiens.
Quand cela finira-t-il ?
Au revoir cher Oncle.

Jean Marcerou

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