Il y a un demi-siècle : Trois Soultziens au Vieil-Armand
La guerre qui met dans la cruelle lumière d’une actualité faite de douleurs, de sacrifices et de sang, des lieux et des noms, sortit de l’ombre un sommet des Vosges recouvert de forêts de sapins, d’altitude modeste mais situé comme en promontoire sur la plaine d’Alsace : le Hartmannswillerkopf ou Vieil-Armand.
Pendant quatre ans les combats allaient faire rage, avec des intervalles d’accalmie, sur ce coin de terre bientôt labouré par les obus et les travaux de sape ou de cantonnement. Français et Allemands accordaient, en effet, une importance majeure à la possession d’une position dont l’intérêt stratégique paraissait évident aux deux états-majors : le Vieil-Armand était comme la pierre angulaire de cet édifice meurtrier qu’est un front. De son sommet on pouvait surveiller le trafic dans la plaine et, pour les Français, pilonner certaines positions allemandes mais aussi la ligne de chemin de fer Mulhouse-Colmar, voie principale de ravitaillement de l’ensemble du front des Vosges.
De fait, après les grandes offensives du printemps 1915, les troupes françaises parvinrent à se rendre maîtresses du sommet. Mais des combats très âpres, ne cessèrent guère tout au long de cette année, les Allemands jetant toutes leurs forces disponibles dans une bataille dont l’enjeu était pour eux très grave. Au bout de cette année incroyablement meurtrière ils réussissaient à reprendre pied sur le sommet dont les troupes françaises n’étaient éloignées que d’une centaine de mètres.
A partir de 1916, le Vieil-Armand connaîtra la guerre des positions avec des activités quotidiennes de patrouilles, des escarmouches et des accrochages qui provoqueront encore leur lot de deuils. Il apparaîtra cependant moins souvent dans les communiqués des états-majors, le centre névralgique de la guerre se trouvant dans la campagne champenoise.
Quand sonnera le clairon de l’armistice, les hommes qui se firent face pendant de longs mois de courage et de haine fraterniseront souvent dans l’ivresse de la paix retrouvée. Parmi eux trois Soultziens, jeunes recrues, eux, et qui ont voulu évoquer pour nous ces derniers jours de guerre sur un front qui n’était qu’à peu de kilomètres de leur cité.
MM. Joseph Fisch, Louis Luthringer et Jules Winterberger furent mobilisés au début de juin 1918. Ils faisaient partie d’un groupe de dix Soultziens qui, versés dans l’Armierungsbataillon 70, 3e compagnie, reçurent une rapide formation militaire dans la localité même. Le 20 juillet, ils furent envoyés au front du Vieil-Armand où, jusque vers la fin de la guerre, les Allemands avaient toujours répugné à engager des soldats alsaciens réputés peu sûrs. A Bollwiller, les trois Soultziens avaient d’ailleurs
entendu un officier leur dire, après un discours patriotique véhément : »J’espère que vous n’allez pas vous « tailler » un de ces jours… ».
– Avant d’aller occuper notre position, nous dîmes prêter serment, dans une ferme à moitié détruite de Wuenheim, au drapeau et à l’empereur. A peine avions-nous terminé que les canons français du Sudel, du Freundstein et du Molkenrain se mettaient à tirer…
– Quelle impression cela vous a-t-il fait, à vous jeunes de 18 ans, de vous voir envoyés au Vieil-Armand ?
– D’un côté nous étions contents de n’être pas « encasernés » et de n’avoir pas à subir le drill habituel. D’un autre côté résidant à Soultz, nous avions vécu tous les bombardements, nous connaissions les pionniers, nous étions déjà « aguerris » et savions ce qui nous attendait voire ce qu’il fallait faire en cas de bombardement.
Le camp du Bruderpfad était bien aménagé. Les « rues » avaient des noms, les abris étaient numérotés, tout était très bien organisé. Nous creusions des abris et posions des canalisations d’eau. Nous travaillions directement avec les gens du génie, réparant les escaliers et les abris détruits ou endommagés.

Souvent nous avons été envoyés à proximité du front. Les équipes changeaient de secteur chaque semaine. D’un secteur dangereux comme au « Hirzenstein nous passions à un secteur plus calme comme au « Gauschbach Lager » par exemple. On travaillait de 6 h et demie du matin à 16 h. Au retour nous recevions nos rations. Elles n’étaient pas très grosses et nos estomacs de 18 ans criaient souvent famine. La nourriture était bien préparée, mais il n’y avait que des légumes secs, et nous ne recevions que 300g d’un pain noir qui devait nous suffire pour trois jours. Bien souvent cela durait à peine une demi-journée…
Pendant la journée on n’entendait que quelques rares coups de fusil, mais dans la nuit et vers le petit matin la sarabande allait bon train. C’était d’ailleurs à ce moment que se produisaient les attaques. Une nuit, nous avons reçu une pluie d’obus. On ne savait plus à quel saint se vouer. Mais il y avait de très nombreux abris sûrs et si les premiers obus n’avaient pas atteint leur but, tout le monde était à l’abri quand arrivait la deuxième vague. Au fond nous étions plus en sécurité qu’à Soultz. En ville, il fallait courir à la recherche d’un abri. Le temps d’en atteindre un vous pouviez être tué cent fois. Fait assez troublant à signaler, très souvent le feldwebel nous disait : « Demain réveil à deux heures. Après la toilette vous gagnerez immédiatement les abris, les Français attaqueront à 3 h 42 ». Cela se révélait chaque fois exact. Comment les Allemands étaient-ils avertis ?
– Nous arrivons aux derniers jours de la guerre.
– Nous ne sommes pas restés au H.K. jusqu’au dernier jour. Le 9 novembre nous sommes partis pour Neuf-Brisach où nous avons déménagé un dépôt de matériel de l’autre côté du Rhin. C’est là que nous avons vu le premier comité révolutionnaire. Les deux garnisons réunies de Vieux-Brisach et de Neuf-Brisach avaient organisé un défilé avec drapeau rouge. Les soldats portaient des cocardes rouges. On chantait, on était heureux. Le 10 novembre nous avons quitté Neuf-Brisach dans la nuit et avons rejoint Soultz. A Raedersheim, nous avons fait halte le 11 novembre et avons attendu la nuit. Jamais nous n’oublierons ce spectacle du Sundgau au Petit-Ballon le ciel était illuminé par les fusées rouges, vertes que Français et Allemands tiraient.
Le douze au matin toujours en uniforme, nous sommes retournés au Vieil- Armand voir nos positions. L’un de nous qui portait des cocardes rouges reçut l’ordre d’enlever ces « chiffons rouges ». Les officiers portaient encore leurs épaulettes et la discipline était encore stricte.
M. Winterberger n’hésita pas. Il monta directement au sommet. Les tranchées étaient toujours occupées :
La mairie de Soultz touchée par des obus
– J’ai vu un capitaine de chasseurs alpins parler à un officier allemand, j’ai pris mon courage à deux mains et j’ai cherché où se trouvaient les positions françaises. Il y avait là un chasseur barbu qui faisait cuire des macarons sur un fourneau de tranchée. D’autres soldats arrivèrent qui voulurent me faire prisonnier. C’est grâce à l’intervention de Joseph Fritsch qui expliqua que nous étions Alsaciens que je pus revenir à Soultz.- Que se passa-t-il après l’armistice ?
– Tout fut très calme. Je me rappelle avoir vu le mercredi, à Soultz, trois chasseurs alpins descendus du Vieil-Armand et se promenant les mains dans les poches.
Les troupes allemandes partirent le vendredi seulement musique en tête et en bon ordre.
Les Français firent leur entrée à Soultz le dimanche matin. Le gendarme allemand resta encore durant deux mois en place et fonction.
M. Chatton
Bulletin de liaison des A.HWK n.17 Photos M. Marchand